« La plus belle ruine de France »…
Un symbole ! En plus de sa valeur comme monument remarquable et lieu à forte charge historique, voilà ce qu’a incarné l’abbaye de Jumièges au fil du temps, nichée depuis quatorze siècles dans un méandre de la Seine. Symbole, d’abord, de la ferveur des premiers hommes qui établirent ici un monastère, puis de leurs successeurs, qui y élevèrent de somptueux édifices dont certains subsistent encore. Symbole, ensuite, du mercantilisme béotien qui suivit la Révolution française, quand d’autres hommes l’achetèrent à vil prix et entreprirent sa destruction, par pur appât du gain. Pourtant, quelques voix se faisaient déjà entendre, telle celle de l’abbé Grégoire, inventeur du terme « vandalisme », qui s’indignait, en 1794, à la tribune de l’assemblée de la Nation : « Inscrivons donc, s’il est possible, sur tous les monuments, et gravons dans tous les cœurs cette sentence : “Les barbares et les esclaves détestent les sciences, et détruisent les monuments des arts ; les hommes libres les aiment et les conservent.” »
Au cours du XIXe siècle, Jumièges devint cette fois un symbole romantique, que ses propriétaires successifs tentèrent de préserver au mieux, alors que s’éveillaient doucement dans les consciences les notions de patrimoine et de préservation. Quantité d’artistes, tels John Sell Cotman ou William Turner, déambulèrent dans les ruines grandioses de l’ensemble monastique et nous en laissèrent des représentations émouvantes, teintées de mélancolie. Quant à Victor Hugo, l’homme qui peignait surtout avec des mots, il notait dans son carnet de voyage à la date du 12 août 1835 : « Lécuyer, démolisseur de Jumièges, puis M. Lefort, stupide. » Dans une lettre adressée à sa femme, le lendemain, il résumait son sentiment sur le val de Seine et son patrimoine : « J’ai vu d’ailleurs, depuis que je t’ai écrit, de magnifiques choses, le clocher roman de Montivilliers, la forêt de mâts du Havre, l’aiguille évidée d’Harfleur ; Lillebonne, où il y avait trois monuments de trois idées, une église gothique, un donjon féodal, un cirque romain ; Tancarville, dont le château ruiné est plus beau qu’un palais debout ; Caudebec, qui n’est que dentelle de pierre ; Saint-Wandrille, auge magnifique où s’ébat un hideux pourceau dévastateur nommé Lenoir ; Jumièges, qui est encore plus beau que Tournus ; et, à travers tout cela, la Seine serpentant sur le tout. »
De nos jours propriété du conseil départemental de la Seine-Maritime, Jumièges est désormais le reflet de sa longue histoire tourmentée. Et pour nous, le symbole de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures.
Stéphane William Gondoin et la rédaction