Mathilde de Flandre par le sculpteur Jean-Jacques Elshoecht (1797- 1856), dans les jardins du Luxembourg, à Paris. (© Serge Van Den Broucke)
Plus ancienne statue représentant Guillaume le Conquérant. Église de Saint-Victor-l'Abbaye, en Seine-Maritime (© Stéphane Wiliiam Gondoin) |
Année 1047. Le duc de Normandie Guillaume le Bâtard remporte sur ses vassaux conjurés la bataille du Val-ès-Dunes. Cet événement capital marque le début de sa domination réelle sur la Normandie. Il est âgé d'une vingtaine d'années et doit maintenant penser à assurer sa postérité.
Au Moyen Âge, l'exercice du pouvoir est d'abord une affaire de famille. Une principauté telle que la Normandie appartient à un lignage et elle se transmet généralement de père à enfant, plus particulièrement de père à fils. Une fille peut certes hériter ponctuellement d'un tel domaine, mais seulement si elle n'a pas de frère en mesure de recueillir la succession. Pour un prince, prendre une épouse et engendrer une descendance est donc un devoir politique, une responsabilité morale.
Pendant son adolescence, Guillaume souffre beaucoup de son statut de fils illégitime du duc de Normandie Robert le Libéral (1027-1035)1. À plusieurs reprises, comme en témoigne le moine Orderic Vital, on lui fait sentir « qu'un bâtard n'est pas fait pour commander aux Normands ». Même après la victoire du Val-ès-Dunes, il demeure toujours des indélicats pour lui en faire la remarque. Lors du siège d'Alençon par exemple, à l'hiver 1051-1052, les défenseurs de la ville se moquent de lui en frappant sur des peaux de bêtes et en l'appelant « marchand de peau ». Il s'agit là d'une allusion déplacée aux origines modestes de sa mère, fille d'un humble tanneur de Falaise. La réponse de Guillaume à ce type d'insultes est systématiquement impitoyable. Dans le présent cas, une fois maître de la ville, il fait trancher les mains et les pieds d'une trentaine d'hommes. Ce ressentiment profond empêche sans doute le jeune duc de Normandie de s'abandonner à des amours ancillaires ou illégitimes, comme l'ont fait tous ses prédécesseurs. Sa chasteté proverbiale le fait passer pour impuissant aux yeux de certains de ses contemporains. C'est du moins ce que nous raconte le moine anglais Guillaume de Malmesbury, au début du XIIe siècle.
Représentations de Mathilde de Flandre et de Guillaume le Conquérant qui figuraient autrefois sur les murs d'une chapelle de l'Abbaye-aux-Hommes, à Caen. Estampe du XVIIIe siècle. (© BNF)
Le sang de Charlemagne
Plus probablement, Guillaume ne souhaite pas reproduire les travers de son père. Il veut épargner à ses enfants potentiels les humiliations qu'il a lui-même subies. Il se doit donc de trouver une épouse digne de son rang, capable de diluer le sang des artisans de Falaise dans celui des plus hauts lignages. Bien vite, il jette son dévolu sur Mathilde, fille du comte Baudouin V de Flandre. La belle descend de Charlemagne et elle est la petite-fille de feu le roi capétien Robert II le Pieux (996-1031). Pour quiconque souhaite conforter son statut, on ne saurait rêver meilleure union.
Au XIe siècle, un mariage princier est rarement le fruit d'amours spontanées. Il existe toujours en arrière-plan des calculs diplomatiques, des avantages recherchés par chacune des deux familles. Outre un regain de prestige personnel, Guillaume gagne dans l'affaire une précieuse alliance avec une puissance maritime majeure. Il stabilise également sa frontière nord, au moment où il doit faire face à une menace angevine croissante au sud. Baudouin trouve pour sa part un potentiel appui dans la lutte acharnée qu'il mène contre l'empereur germanique Henri III le Noir. Il espère aussi, à l'évidence, profiter des bonnes relations que son futur gendre entretient avec le roi d'Angleterre, Édouard le Confesseur. Au milieu du XIe siècle, la Flandre a conservé sa vieille habitude d'ouvrir ses ports aux pirates razziant les côtes du royaume insulaire, ce qui déplait fort au souverain saxon. Une conciliation serait la bienvenue.
Généalogie simplifiée. La parenté entre Mathilde et Guillaume. (© Stéphane William Gondoin)
Mariage contesté
La première allusion à un projet d'union entre Mathilde et Guillaume relevée dans les sources, remonte au mois d'octobre 1049. À cette date se tient à Reims un concile des sommités ecclésiastiques de France, présidé par le pape Léon IX en personne. Dans les canons de ce concile, figure clairement stipulé qu'il est interdit « au comte de Flandre Baudouin de donner sa fille comme épouse à Guillaume le Normand et à celui-ci de l'accepter ». En d'autres termes, le Saint-Siège met son veto pour tenter d'empêcher les négociations d'aboutir favorablement.
Les raisons exactes qui motivent ce refus ne nous apparaissent pas nettement. Léon IX puise sans doute son argumentation juridique dans la consanguinité qui existe entre les deux aspirants au mariage. Mathilde et Guillaume descendent en effet l'un comme l'autre de Rollon, ancêtre de la dynastie normande. Le Saint-Siège ferme pourtant généralement les yeux sur les parentés de ce type au XIe siècle. Il ne peut donc s'agir là que d'une motivation de façade. Plus vraisemblablement, le pape, qui a partie liée avec l'empereur germanique, n'apprécie guère de voir Baudouin se rapprocher d'un autre prince territorial. Son envie de s'opposer au projet est par ailleurs certainement renforcée par le puissant sentiment anti-normand qui se développe alors en Italie méridionale. Depuis quelques décennies déjà, des mercenaires en provenance du duché se taillent à grands coups d'épée, de larges principautés aux portes de Rome. Léon IX cherche par tous les moyens à freiner leur progression. Il trouve peut-être là une occasion inespérée de frapper symboliquement ses ennemis à la tête, bien que Guillaume n'ait aucune autorité sur ses anciens sujets installés dans la péninsule.
Duchesse de Normandie
Quelles que soient les motivations du Saint-Siège, elles ne dissuadent nullement le duc de Normandie et le comte de Flandre de conclure leur accord. On ne connait pas la date exacte du mariage, mais il survient quelque part entre la fin de 1049 et celle de l'année 1051. Le clerc Guillaume de Poitiers, témoin oculaire de la première rencontre, nous décrit très brièvement la scène : « Il [Baudouin V de Flandre] nous présenta lui-même en Ponthieu la très gracieuse dame sa fille, qu'il conduisit avec honneur à ses beaux-parents et à son gendre ». La cérémonie nuptiale se déroule à l'évidence dans la forteresse d'Eu, implantée à l'extrême nord de l'actuel département de Seine-Maritime. Guillaume ramène ensuite sa jeune épouse à Rouen, où des fêtes sont données en son honneur.
Les historiens ont de tous temps beaucoup glosé à propos des conséquences de ce mariage sur les relations entre la papauté et le duché de Normandie. On parle parfois d'excommunication des deux époux. Une source tardive évoque même l'interdit jeté sur la principauté, c'est-à-dire une interdiction faite aux prêtres de procéder aux inhumations et aux mariages, de célébrer les messes. Dans l'esprit du temps, où l'on voit volontiers le diable caché dans chaque buisson, c'est une sanction terrible. Mais l'affaire ne dépasse probablement jamais le stade de la simple menace. Le conflit s'achève sans doute assez promptement, par la promesse que font Guillaume et Mathilde de fonder respectivement une abbaye de moines et une de moniales. Ces deux édifices font aujourd'hui encore l'orgueil de la ville de Caen, puisqu'il s'agit de l'Abbaye-aux-Hommes (Saint-Étienne) et de l'Abbaye-aux-Dames (la Trinité).
Abbaye-aux-Dames (Trinité) de Caen, fondée par Mathilde. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand)
Abbaye-aux-Hommes. Flèches de l'église abbatiale Saint-Étienne de Caen. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand)
Richesse et pouvoir
La duchesse est de toute évidence une femme immensément riche. Nous ne savons malheureusement pratiquement rien des domaines qui lui sont octroyés par son époux en Normandie, pour qu'elle en tire des revenus décents. Ses ressources doivent cependant être substantielles, car elle est capable de débourser des sommes conséquentes pour combler de dons certains établissements monastiques. Avant 1065, elle fait ainsi construire à ses frais un réfectoire en l'abbaye de Marmoutier, près de Tours. Elle offre également au père-abbé des chapes et d'autres objets précieux. Elle débourse de même en 1066 l'énorme somme de 132 livres, pour offrir divers biens et droits à sa chère abbaye de la Trinité de Caen. Nous avons enfin connaissance de quelques propriétés lui appartenant dans l'est de la Seine-Maritime, offertes à l'abbaye Saint-Amand de Rouen quelque part entre 1066 et 1083.
Mathilde figure parmi les témoins de bon nombre d'actes ducaux consentis entre 1050/1051 et 1066. Elle y apparaît le plus souvent avec le titre de « comitissa » (comtesse), mais est parfois désignée comme « uxor » (épouse) ou « conjuga » (conjointe) du comte. Elle est située tout en haut de la liste des témoins, généralement non loin de son fils Robert, l'héritier, et de l'archevêque de Rouen, principal dignitaire ecclésiastique de Normandie. La position dans les chartes indique généralement le rang d'un signataire. Mathilde est donc clairement l'une des plus importantes personnalités de son temps.
« Régente » de Normandie
Le rôle politique de Mathilde, relativement discret jusqu'en 1066, devient majeur au moment de l'expédition en Angleterre. Pour se lancer l'esprit libre à l'assaut des côtes du Sussex, Guillaume doit absolument assurer la stabilité du gouvernement dans le duché de Normandie. Il compte pour cela sur des serviteurs sûrs, tels que Roger de Montgommery et Roger de Beaumont, sans doute aussi sur des hommes d'église, tels l'archevêque Maurille et l'abbé de Saint-Étienne de Caen, le vénérable Lanfranc de Pavie. Mais le rôle central dans cette sorte de « conseil de régence », est tenu par celle en qui il place toute sa confiance : sa femme.
Au XIe siècle, un prince mène une vie d'errance, trottant avec sa cour de palais en palais. Les moyens de communication inexistants obligent en effet le chef à se déplacer fréquemment, pour montrer dans chaque recoin de ses terres qu'il assume pleinement le pouvoir. Il limite ainsi les risques d'insubordination de ses grands féodaux, toujours à l'affût du moindre fléchissement de l'autorité pour tenter de secouer sa tutelle. Mais après la victoire d'Hastings, Guillaume se trouve confronté à un problème majeur : l'immensité de ses domaines. Il règne désormais depuis le Mans jusqu'au mur d'Hadrien, au nord de l'Angleterre. Son empire est coupé en deux par une mer capricieuse, rendant les voyages longs, aléatoires et parfois même périlleux. Dans son royaume insulaire, il fait souvent face à la turbulence de ses propres barons et la fidélité de ses nouveaux sujets anglais reste fragile. Les Écossais menacent par ailleurs au nord, les Danois à l'est et les Gallois à l'ouest. Sans cesse il doit guerroyer, affirmer sa suprématie, soumettre les récalcitrants, repousser les envahisseurs. Pendant qu'il séjourne à York, à Gloucester ou à Londres, il a cependant besoin d'un représentant en Normandie. C'est encore vers Mathilde qu'il se tourne. Orderic Vital nous explique comment, en 1067, « Guillaume confie le gouvernement de la Neustrie à Mathilde, sa femme, et à son fils Robert, qui est encore très jeune. Il leur donne pour conseil dans l'administration de l'État plusieurs hommes capables, pris parmi les prélats religieux, et les grands les plus habiles. » Tout au long des années 1070, Mathilde exerce ainsi les responsabilités suprêmes lors de la plupart des absences de Guillaume.
La reine
Ce besoin de s'appuyer sur Mathilde en Normandie, n'empêche nullement la fille du comte de Flandre de rejoindre ponctuellement son époux en Angleterre. Un premier déplacement est mentionné en 1068, avec un but bien précis. La Chronique anglo-saxonne, principale source anglaise contemporaine, raconte que « la lady Matilda vint ici en cette terre, et l'archevêque Ealdread d'York la consacra reine à Westminster le jour de la Pentecôte ». L'auteur de ces quelques mots utilise l'expression « seo hlæfdie » pour la qualifier, que l'on traduit en anglais moderne par « the lady ». Sous la plume des auteurs saxons de ce temps, cette appellation est réservée au plus important personnage féminin du royaume. Mathilde apparaît désormais dans les chartes avec le titre de « regina », reine.
En 1086, Guillaume ordonne la réalisation d'une grande enquête dans toute l'Angleterre, pour connaître le rendement et le nom de chaque domaine du royaume. Les résultats sont compilés dans deux énormes registres, désignés sous le nom de « Domesday Book ». Mathilde est décédée à cette date et nous ne connaissons donc pas l'étendue exacte du patrimoine qu'elle gère jusqu'à sa mort. Nous savons toutefois grâce à ce document qu'elle détient des manoirs dans au moins huit comtés anglais. Il ne s'agit là très certainement que de la partie émergée de l'iceberg. À titre de comparaison, la reine Édith, femme du roi Édouard le Confesseur (1042/1043-1066), possède en 1066 des centaines de domaines pour un rapport annuel estimé aux alentours de 1570 livres. Il y a de fortes chances pour que les revenus de Mathilde soient très voisins.
Vestiges de l'abbaye de Saint-Évroult-Notre-Dame-du-Bois (Orne). Mathilde y fit construire un réfectoire. (© Stéphane William Gondoin)
Cet accroissement subit de ses ressources, se ressent dans les nouvelles libéralités consenties à d'autres établissements ecclésiastiques. Sa générosité dépasse largement les frontières de l'état anglo-normand. On en retrouve les traces à la Chaise-Dieu (Puy-de-Dôme), à Saint-Florent de Saumur (Maine-et-Loire), à Cluny (Saône-et-Loire) ou encore à Saint-Corneille de Compiègne (Oise). Elle n'oublie pas pour autant la Normandie, avec notamment le règlement de la facture du nouveau réfectoire de l'abbaye de Saint-Évroult. Elle semble en revanche nettement moins attentionnée vis à vis des établissements anglais.
La chapelle Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle (XIXe siècle), à Esson dans le Calvados. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand)
Dans le secteur du Cornu, à Montchauvet (Calvados), lieu légendaire du supplice de Grimoult du Plessis. (© Photos Stéphane William Gondoin)
Couple médiéval exemplaire
Tout au long de leur existence commune, Mathilde et Guillaume forment un couple uni et semblent exercer conjointement le pouvoir dans les conditions que nous venons de souligner. Orderic nous affirme que « le duc aimait son épouse tendrement ». Guillaume de Malmesbury raconte pour sa part : « Il eut de nombreux enfants de Mathilde, dont l'obéissance à son époux et sa fertilité en enfants attisa en son esprit le regard le plus tendre pour elle. » On ne connait en fait qu'une seule dispute mémorable entre eux. Elle survient en 1076 et le jeune Robert Courteheuse en est la cause. Alors que la rupture est consommée entre Guillaume et son fils aîné, Mathilde continue à apporter secrètement son soutien financier à un enfant proscrit, mais qu'elle chérit particulièrement. En découvrant cela, Guillaume entre dans une rage folle : « Voilà que ma femme, que j'aime comme mon âme, à qui, dans tout mon royaume, j'ai confié mes trésors et ma puissance, soutient les ennemis qui font des entreprises contre moi. » La reine ne se départit de son calme et répond sincèrement : « Mon seigneur, ne vous étonnez pas, je vous prie, si j'aime avec tendresse le premier de mes enfants. Par les vertus du Très-Haut, si mon fils Robert fût mort, et que, loin de la vue des vivants, il eût été caché à sept pieds au fond de la terre, et qu'il ne pût être rendu à la vie qu'au prix de mon sang, je le verserais pour lui, et je ne craindrais pas d'endurer des souffrances au-delà de ce que la faiblesse de mon sexe me permet de promettre. Comment pouvez-vous penser qu'il me soit doux de nager dans l'opulence, et de souffrir que mon fils soit accablé par la détresse et la misère ? Loin de mon cœur une telle dureté, que ne doit pas me commander votre puissance » (Orderic Vital).
Mathilde repose toujours dans l'Abbaye-aux-Dames, sous une dalle de marbre noire. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand)
Malgré quelques rumeurs apparemment sans fondement, on ne connaît à Guillaume aucune relation adultérine. Le couple vit ensemble une trentaine d'années et le parcours commun ne cesse qu'avec la disparition de Mathilde, au début du mois de novembre 1083. La reine est sans doute victime de l'une de ces cruelles maladies endémiques qui s'abattent couramment sur le petit monde du XIe siècle. Elle laisse derrière elle un veuf que Guillaume de Malmesbury décrit inconsolable : « Pleurant à profusion pendant de nombreux jours, il montra à quel point il ressentait vivement sa perte. De plus, depuis ce temps, si nous accordons du crédit à ce qui nous a été rapporté, il s'abstint de tout plaisir. » Mathilde est inhumée en grandes pompes dans le chœur de l'Abbaye-aux-Dames. Malgré les bouleversements de l'Histoire et l'acharnement des hommes, elle y repose toujours près de mille ans plus tard, sous une extraordinaire pierre tombale de marbre noir.
Abbaye-aux-Hommes de Caen. Tombeau de Guillaume le Conquérant. (© Stéphane William Gondoin)
1) Voir Patrimoine Normand n°82, l'article Arlette de Falaise, la jeune fille de la fontaine.
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