L’abbaye du mont Saint-Michel est inscrite, avec sa baie, sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. (© Rodolphe Corbin)
Saint Ouen, évêque de Rouen, favorisa au VIIe siècle l’implantation de monastères dans son diocèse. Vitrail de l’abbatiale de Fécamp. (© Stéphane William Gondoin) |
Cette année, nous avons décidé de consacrer notre numéro hors-série aux abbayes de Normandie, édifices multiséculaires qui comptent parmi les éléments majeurs du patrimoine de notre région. Comme toujours à Patrimoine Normand, nous avons souhaité explorer le sujet à fond et vous proposer un voyage dans l’histoire du mouvement monastique, depuis ses origines jusqu’à nos jours.
On ne sait à quelle date apparaissent les premiers monastères dans notre province, mais il en existe dès la fin du IVe siècle. L’évêque de Rouen Victrice († v. 410) évoque, dans un discours adressé aux fidèles, la « foule compacte des moines épuisés par les jeûnes » et le chant du « chœur des vierges dévotes et pures », autrement dit des nonnes. Aucune institution n’est cependant localisée et ne survit aux Grandes Invasions qui, à partir de 407-410, emportent tout sur leur passage.
Aux temps reculés
C’est à compter du VIe siècle que l’on relève les premiers mentions attestant dûment des monastères. Ils naissent généralement à l’initiative de pieux personnages décidant de se retirer dans un lieu isolé où il fondent un ermitage, seuls ou avec une poignée de compagnons. Il y a là une volonté de retrouver la pureté du christianisme des origines et d’imiter l’expérience du Christ dans le désert. La réputation de sainteté de ces hommes attire quantité de disciples ; bientôt s’agrègent autour d’eux des communautés plus ou moins nombreuses. Tel est le cas de Nanteuil (Manche, auj. Saint-Marcouf) dû à saint Marcouf, de Cerisy-la-Forêt (Manche) à saint Vigor de Bayeux, ou de Saint-Évroult (Orne) au personnage éponyme. Au VIIe siècle, un vaste mouvement de fondations s’enclenche dans l’est de notre région, grâce notamment aux saints Wandrille et Philibert, sous le dynamique épiscopat de saint Ouen († 686) à Rouen : Fontenelle (auj. Saint-Wandrille), Jumièges, Fécamp, Montivilliers pour les plus célèbres. Au total, il existe à l’époque carolingienne une trentaine d’abbayes masculines ou féminines répertoriées dans nos cinq départements. Après avoir longtemps hésité sur la règle monastique à appliquer, c’est finalement celle rédigée par saint Benoît de Nursie qui s’impose partout, suite aux conciles d’Aix-la-Chapelle de 816-817.
La crypte de l’église paroissiale de Saint-Marcouf (Manche), à l’emplacement de l’abbaye mérovingienne de Nanteuil. (© Stéphane William Gondoin)
Tour-lanterne et croisée du transept de l’abbatiale de Fécamp. Cet établissement fut, après l’arrivée de Guillaume de Volpiano, à l’origine de la renaissance du monachisme normand. (© Stéphane William Gondoin)
L’abbaye de Jumièges, l’un des fleurons de l’architecture romane en Normandie. (© Stéphane William Gondoin) |
Du néant à l’apogée du monachisme normand
841 constitue une date majeure dans l’Histoire de la Normandie : au mois de mai de cette année-là, une flotte de navires remonte la Seine, saccage Rouen et probablement l’abbaye Saint-Ouen, pille Jumièges de fond en comble, obtient de Fontenelle le versement d’une rançon. Les « hommes du Nord »1 font leur apparition dans ce qui bientôt deviendra leur domaine, la Normandie.
En six décennies, les Scandinaves éteignent un à un tous les foyers monastiques ; seule une communauté de chanoines réussit à se maintenir sur le mont Saint-Michel. Lorsque Rollon reçoit en 911 « les terres situées de l’Epte jusqu’à la mer », des mains du roi Charles le Simple, il hérite d’un pays où il n’existe pratiquement plus aucune structure administrative ou religieuse. Converti au christianisme dès 912, il relève de ses cendres l’abbaye Saint-Ouen de Rouen. Son fils et successeur, Guillaume Longue-Épée (v. 927-942), tente pour sa part vainement de redonner vie à Jumièges. Il faut attendre le principat de Richard Ier (942-996) pour constater une renaissance timide, mais durable, à Fontenelle en 960 d’abord, au mont Saint-Michel en 966 ensuite ; là, les chanoines réputés pour leur manque de zèle religieux sont remplacés par des moines venus de Fontenelle.
Autour de l’an mille, les Normands et leurs ducs traînent encore une réputation de pirates mal civilisés. C’est donc un véritable exploit qu’accomplit Richard II (996-1026), en attirant sur les rives de la Manche Guillaume de Volpiano († 1031), administrateur hors-pair doublé d’un esprit de haut vol. Guillaume prend la tête du monastère de Fécamp, appelé à devenir en quelques années la pépinière de cadres dont la Normandie a besoin.
Gisant de Guillaume Longue-Épée, fils et successeur de Rollon. Il tenta de relever Jumièges de ses ruines en 940. (© Stéphane William Gondoin)
C’est cependant sous le principat de Guillaume le Conquérant (1035-1087) que débute le véritable âge d’or des abbayes normandes. Les fondations se multiplient, à l’initiative du couple ducal (la Trinité et Saint-Étienne de Caen) ou de nobles de haut rang : Troarn, Saint-Évroult, Lessay, Grestain… Voici le temps des fastueuses constructions romanes, marquant le degré élevé de maîtrise des architectes normands, et des manuscrits patiemment confectionnés aux enluminures d’une beauté à couper le souffle. Un établissement marque plus particulièrement cet apogée : le Bec-Hellouin, où Lanfranc de Pavie, intellectuel réputé et respecté, crée une école. De ce petit coin verdoyant de la vallée de la Risle, partiront quantité de hiérarques appelés à occuper les plus hautes fonction en Normandie, mais également en Angleterre : entre 1070 et 1139, le Bec fournira à lui seul pas moins de trois archevêques de Canterbury, primats d’Albion.
Vestiges de l’abbaye de Savigny, qui fut au XIIe siècle le siège d’un ordre puissant. (© Stéphane William Gondoin)
Évangéliaire de Préaux (Eure), réalisé dans le scriptorium de ce monastère normand dans le dernier quart du XIe siècle. (Additional 11850, f. 17v – © The British Library - Domaine public - www.bl.uk) |
Renouveau et déclin du monachisme
Vers la fin du XIe siècle, nombre de consciences mystiques ne trouvent plus dans le monachisme bénédictin « traditionnel » la simplicité d’existence, le dénuement et la communion avec Dieu qu’ils recherchent. Certains renouent avec la grande tradition de l’érémitisme chrétien et partent à la recherche d’un « désert » où s’installer, pour prier dans la solitude. Sous nos latitudes, on les retrouve généralement dans des forêts profondes, à l’écart des principales voies de communication. On assiste donc au même phénomène qu’à l’époque mérovingienne, avec des regroupements de disciples autour d’une ou de plusieurs figures charismatiques. Ainsi naissent des abbayes qui enfanteront des ordres nouveaux, telles Fontevraud, Prémontré, Chartreuse, Tiron, Cîteaux...
En Normandie, un certain Vital s’implante à Savigny, à l’extrême sud de la Manche, à la lisière avec la Bretagne et le Maine. L’ordre de Savigny, qui se diffuse à partir du monastère éponyme (fondé officiellement en 1112), comprendra jusqu’à une bonne trentaine d’abbayes, principalement disséminées dans le nord-ouest de la France et en Angleterre. Souhaitant renouer avec la pureté originelle de la Règle de saint Benoît, les moines de Savigny, partageant les mêmes aspirations que les cisterciens, finiront par s’intégrer à ceux-ci en 1147-1148. Si les ordres réformés ont une influence durant tout le XIIe siècle, c’est bien l’ensemble du mouvement monastique qui entre en régression à partir du XIIIe siècle. On rebâtit certes un peu partout de beaux édifices dans le style né en Île-de-France (Saint-Wandrille, Bec-Hellouin, Jumièges, Saint-Étienne de Caen…) et que nous appelons aujourd’hui « gothique ». On constate cependant un relâchement général de la discipline, avec à la clef des excès notables.
Dans les années 1300-1340, les abbayes subissent de plein fouet l’érosion de la rente foncière, doublée de constantes dévaluations monétaires. Le pire reste à arriver : les conflits violents qui se succèdent du XIVe au XVIe siècle, guerre de Cent Ans et guerres de Religion, apportent leur lot de dévastations. Mais c’est la systématisation du régime de la commende, dans la foulée du concordat de Bologne de 1516, qui précipite le déclin : désormais nommés par le roi de France, les abbés commendataires n’ont cure de leurs abbayes et ne mettent quasiment jamais les pieds sur place, se contentant de percevoir et de dilapider une large part des revenus perçus. Malgré le sursaut initié au XVIIe siècle par les moines de la congrégation de Saint-Maur, grands bâtisseurs et grands intellectuels devant l’Éternel, la plupart des monastères sont pratiquement vides à la veille de la Révolution.
L’abbaye de Saint-Évroult a malheureusement servi de carrière de pierre. (© Stéphane William Gondoin)
Vestige de l’époque carcérale au mont Saint-Michel, cette porte de cellule d’aspect fort peu engageant… (© Stéphane William Gondoin) |
Les autorités expulsent les derniers religieux en 1790-1791 et toutes les abbayes sont confisquées et la plupart vendues au titre des biens nationaux. Celles qui restent dans le domaine public connaissent les destinations les plus étonnantes : prison au mont Saint-Michel, bâtiments municipaux à Caen, Rouen ou Fécamp, centre équestre et centre de remonte au Bec-Hellouin… Les acquéreurs des autres sites les exploitent de diverses façons : brasseries, entrepôts, fermes, manufactures, résidences bourgeoises et malheureusement… carrières de matériaux ! Longues-sur-Mer, Jumièges, Saint-Évroult, Savigny, Préaux et tant d’autres, sont démantelées et vendues gouttière par gouttière, tuile par tuile, pierre de taille par pierre de taille… Effaré par les dégâts, Victor Hugo comparera Saint-Wandrille à une « auge magnifique où s’ébat un hideux pourceau dévastateur nommé Lenoir », du nom du propriétaire de l’époque. Il s’indignera de même au mont Saint-Michel : « C'est une dévastation turque. Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme et de fétide qu'on appelle une prison, installé dans cette magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier. Un crapaud dans un reliquaire. Quand donc comprendra-t-on en France la sainteté des monuments ? »
Et c’est précisément alors, notamment grâce à son roman Notre-Dame de Paris, publié en 1831, dont le personnage central n’est autre que le sanctuaire lutécien, que l’on commence à prendre conscience de cette « sainteté des monuments ». À l’initiative de Prosper Mérimée naît en 1840 la notion de monument historique et de protection, avec la volonté manifeste de sauvegarder ce qui peut encore l’être. Notre dette vis à vis de ces personnages reste incommensurable.
Les bâtiments mauristes (XVIIe siècle) de l’abbaye Saint-Étienne de Caen abritent aujourd’hui les services de mairie. (© Rodolphe Corbin)
L’abbaye Saint-Martin de Mondaye abrite toujours une communauté de chanoines prémontrés. (© Rodolphe Corbin)
De nos jours, les monastères normands ont pour certains retrouvé leur vocation religieuse, comme le mont Saint-Michel, le Bec-Hellouin, Saint-Wandrille ou Notre-Dame-du-Pré de Valmont. D’autres sont aux mains d’établissements publics, d’associations ou de simples particuliers, qui s’investissent sans compter. Chacun veille attentivement sur le monument dont il a reçu la charge, afin que les générations futures profitent à leur tour de ces legs admirables de notre passé.
De nos jours, les monastères normands ont pour certains retrouvé leur vocation religieuse, comme le mont Saint-Michel, le Bec-Hellouin, Saint-Wandrille ou Notre-Dame-du-Pré de Valmont. D’autres sont aux mains d’établissements publics, d’associations ou de simples particuliers, qui s’investissent sans compter. Chacun veille attentivement sur le monument dont il a reçu la charge, afin que les générations futures profitent à leur tour de ces legs admirables de notre passé. Ce sont tous ces aspects que nous vous convions à approfondir en notre compagnie. Vous pouvez d’ores et déjà commander ce numéro exceptionnel, dont la parution est prévue au moi de juillet, en utilisant le bon de réservation ci-dessous.
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