Ligne de fantassins normands prêts au combat. La bataille du Val-ès-Dunes fut la première grande victoire de Guillaume (© Eriamel).
Guillaume le Conquérant sauva la Normandie le 10 août 1047 en écrasant les rebelles à l'est de Caen. Partons à la découverte du champ de bataille.
Le Val ès Dunes. (© Thierry Georges Leprévost)
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– Seigneur, il vous faut intervenir ; emprisonner ce misérable !
Lentement, Guillaume arpente la salle haute de son donjon de Falaise, puis fixe gravement Hubert, l’un des fils de Hultre de Ryes. Du danger partagé est née une solide estime entre les deux jeunes gens. Intervenir… Le rapport qu’on vient de lui faire est sans réplique : tous ses soupçons se trouvent mués en certitudes, bien au-delà de ses doutes premiers. Néel de Saint-Sauveur et Renouf de Bricquessart, ses vicomtes : des traîtres. Hamon le Dentu, qui tient Creully et Torigny : un traître. Grimoult du Plessis, ce sauvage qui vit sur un immense territoire (1) : un traître. Même Raoul Taisson du Cinglais, qui a épousé une nièce de sa mère (2), s’est joint aux conjurés, et a fait serment de « férir Guillaume, en quelque lieu qu’il le rencontre ». Serviles valets des rebelles, les vassaux de ces barons sont entrés dans la mêlée, forts de multiples châteaux construits sans la permission ducale (3). Leurs motivations ? Un attachement atavique à l’esprit d’indépendance nordique ; un refus de l’ordre féodal naissant ; le désir de mener impunément leurs guerres intestines – et leurs opérations de brigandages ! – au total mépris de l’autorité de Guillaume. Pire encore : le clergé soutient plus ou moins ouvertement la révolte, quand il ne l’a pas suscitée. Ainsi Hugues, l’évêque de Bayeux. Ou Mauger, l’oncle du duc, un richardide hypocrite, archevêque de Rouen depuis la mort de Robert. Non content de mener une vie dissolue, indigne de sa charge ecclésiastique, ce frère de son père veut secrètement sa perte. À son instigation, les marchands rouennais sont entrés en dissidence, profitant de la crise pour extorquer des privilèges commerciaux. Mais comment toucher à l’Eglise, même si ses piliers sont pourris (4) ? Tous sont d’accord sur un point : abattre Guillaume, pour lui substituer Guy de Brionne, son cousin germain, l’ami, le frère, le camarade de ses jeux d’enfance. Ah ! Si seulement il n’y avait pas tout ce passé, tous ces souvenirs communs… Intervenir ? Guillaume ne pense qu’à cela. Assiéger Brionne, se saisir de Guy, le jeter dans un cul-de-basse-fosse ? Il en a bien envie ! Pourtant…
– Non, Hubert. Ils trouveraient quelqu’un d’autre pour me remplacer. Tant que je n’aurai pas réduit le nid de la rébellion, le souvenir de Valognes hantera mes nuits.
– Oui, seigneur. Mais ces traîtres sont si nombreux.
– Tout seul, je n’y arriverai pas. Malgré ce qu’il m’a fait autrefois (5), je vais solliciter l’aide de mon suzerain. Aller voir le roi de France. Henri n’est pas peu surpris de la visite de son vassal (6). Certes, il n’ignore rien de ses déboires, et serait même tenté de s’en réjouir, car il n’a pas peu contribué à l’actuelle situation de déliquescence du pouvoir en Normandie. Mais à la réflexion… Guy de Brionne est le fils de Renaud de Bourgogne, et s’il se trouvait uni à la Normandie, ce puissant fief pourrait bien lui donner moins de plaisir que les tonneaux de bon vin qui lui en arrivent chaque année (7). Le roi ne veut pas se faire prendre en étau comme une vulgaire noix, d’autant que l’Anjou ne manquerait pas d’entrer à son tour dans la danse.
Guillaume expose sa requête, Henri hoche la tête. Se souvient-il de l’aide qu’il a jadis reçue de Robert le Magnifique ?
– Alors que vous n’étiez qu’un enfant, je vous ai reconnu comme duc de Normandie. Le lien vassalique qui nous unit est indéfectible. Votre armée marchera aux côtés de la mienne.
Guillaume s’incline. Il vient de remporter sa première victoire diplomatique. Il n’a pas vingt ans.
Situation probable des forces en présence avant l'affrontement du Val-ès-Dunes (© Patrimoine Normand).
Le duc passe les mois suivants en préparatifs. Il s’assure du soutien de l’Evrecin, du Roumois, du Lieuvin, et du pays de Caux. Celui de l’Hiesmois, cela va sans dire, lui est depuis toujours acquis. Le pays de Bray et le Vexin resteront à l’écart du conflit (8). Début juillet, il envoie partout ses hérauts pour rassembler l’ost (9).
L’après-midi du 9 août (10), la lisière orientale de la plaine de Caen voit avancer l’armée royale sous le soleil estival : chevaliers en tenue légère montés sur leurs palefrois (11), écuyers sur leurs roussins chargés des armes du maître, conduisant son destrier en main (12), valets à dos de mulets, précédant les sommiers et les chariots de ravitaillement, piétons, porteurs d’arcs et de lances. Chevauchant en tête de la troupe, Henri lève le bras. Le campement sera établi ici, sur les rives du Laizon, où montures et soldats pourront se désaltérer et passer la nuit. Pendant qu’on dresse les tentes, les chevaux sont débridés, et chacun songe à la bataille. Demain, peut-être.
Un campement (Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. « Avec l’autorisation de la ville de Bayeux »).
Les bords de la Muance à Valmeray (© Thierry Georges Leprévost).
Au matin du 10 août, l’armée se met en branle : l’ennemi est signalé à trois lieues à l’ouest (13). Seuls restent au campement les civils, valets et cuisiniers, maréchaux et bourreliers. La ferrure et le harnachement des destriers ont été vérifiés, ainsi que le sanglage des casques et des hauberts.
À Valmeray, sur les bords de la Muance, Henri pénètre dans la petite église Saint-Brice pour y entendre la messe. Le curé de la paroisse ne s’attendait guère à une telle visite ! À l’issue de l’office, nouvelle surprise : Guillaume arrive à la tête de son armée, après avoir effectué le rassemblement de ses fidèles dans le pays d’Auge. La jonction a lieu sur la rive gauche de la Muance, qui servira de ligne d’appui aux forces ducales et royales.
C’est donc là, dans le Val-ès-Dunes, que le destin de la Normandie va se jouer. Le Val-ès-Dunes ? Un paysage de plaine légèrement onduleuse, à la végétation clairsemée de taillis, hérissée de rares bosquets. L’ennemi, qui a passé la nuit au bord de l’Orne, est à présent au niveau de la paroisse de Conteville.
Cavaliers (Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. « Avec l’autorisation de la ville de Bayeux »).
Archers (Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. « Avec l’autorisation de la ville de Bayeux »).
Les troupes marchent l’une contre l’autre, les archers en première ligne, suivis des piétons armés de lances, et des chevaliers escortés de leurs écuyers qui tiennent les lances de rechange et, pour les plus fortunés des seigneurs, un second destrier. Henri et Guillaume chevauchent côte à côte, les Français déployés au sud-ouest, les Normands au nord-est. En face, les rebelles ont fait halte au petit village de Billy, plus de mille combattants de part et d’autre. Au sud, un peu à l’écart, sur un monticule, une troupe d’une cinquantaine de cavaliers fait bande à part, manifestement agitée par une vive discussion, comme hésitation à entrer dans la mêlée.
– Guillaume, dit le roi, qui sont ces chevaliers si richement armés ? Savez-vous quelles sont leurs intentions ?
Le duc a reconnu la bannière de l’époux de sa cousine, du gendre de son « oncle » Gautier, du puissant seigneur du Cinglais.
– Sire, leur chef a nom Raoul Taisson. Je ne lui connais aucune raison de vouloir me faire un mauvais sort.
Soudain, le « Blaireau » se détache du groupe. Tout seul, au galop, il dévale la pente du mamelon où sont restés ses compagnons. Sans lance et l’épée au fourreau, il pousse son cri de guerre ; – Thurry ! (14) freine son destrier devant Guillaume imperturbable, qu’il cingle à l’épaule de son gant de cuir.
– J’avais juré de vous frapper, je viens de m’acquitter de mon serment. Que ce geste ne vous offusque point : je ne voulais pas être parjure.
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Puis il tourne bride et s’éloigne avec ses chevaliers. La défection de Raoul Taisson décuple la fureur des rebelles. Les deux armées sont à présent à portée de flèches. Les combattants se signent. Les archers bandent leurs arcs. Les traits sifflent dans l’air d’été. Des hommes tombent en hurlant. La cavalerie s’élance. Les cris de guerre fusent de toutes parts.
– Montjoie ! Saint-Denis ! pour les Français.
– Saint-Sever ! Saint-Amand ! Saint-Sauveur ! pour les Cotentinois.
– Dieu aide ! Saint-Michel ! pour les Normands de Guillaume.
Le premier choc est terrible. Lances et écus sont au contact (15). Des boucliers volent en éclats ; des cavaliers tombent rudement sur l’herbe dure. Epaules démises, jambes fracturées, visages tuméfiés par les fers lancés au galop. Les chevaux hennissent au milieu du bruit métallique des épées qui entrent dans la ronde. Ils fondent sur l’adversaire, voltent, reviennent à la charge. Leurs flancs saignent sous l’éperon, leurs bouches se déchirent sous le mors.
Chaque camp recompose rapidement ses forces. Emoustillés par le début du combat, les chevaliers se cherchent des adversaires à leur mesure, guettent les couleurs de ceux qui les ont bousculés, comme pour une incitation à la joute. Et comme à la joute, ils fondent par paires l’un sur l’autre. Ces assauts-là sont infructueux. Comme à la joute, les lances se plantent dans les boucliers sans les faire éclater ; les lames des glaives glissent sur les écus. Mais pas de belles dames pour les acclamer derrière les lices. Pas de lices. Les chevaliers parent les coups, comme à la joute. Leurs montures sont fraîches, chacun est encore au meilleur de sa forme. Puis le temps passe, qui révèle les faiblesses. Les réflexes s’émoussent, tout comme les armes. Le corps ne suit plus l’esprit. Des cadavres vont rejoindre les premiers morts de la bataille. La guerre n’est pas la joute.
Henri de France enfonce les lignes de Néel de Saint-Sauveur, sans prendre garde à un piéton qui lève sa lance à son passage. Le fer s’enfonce sous les côtes du roi, le soulève de sa selle, le désarçonne. Il roule au sol, mais ne souffre d’aucune blessure : la qualité de ses mailles l’a protégé (16). L’agresseur n’a pas le temps de savourer sa victoire : il tombe sous le coup d’un autre Français et, déjà, l’écuyer du roi revient vers lui avec son destrier. Piqué au vif, Henri remis en selle va redoubler de prouesses dans la bataille, la rage au cœur.
Guillaume n’est pas en reste. On le voit partout à la fois. Flanqué d’Hubert de Ryes, il frappe à tour de bras, menant son cheval comme à l’exercice. Un chevalier de Renouf de Bricquessart se porte à sa rencontre. Hardrez, tel est son nom, n’a pas usurpé sa réputation de force et de vaillance, mais le duc n’a rien d’un gringalet : plus de cinq pieds de haut (17), aussi large qu’un veau, fort comme un chêne. Prolongé par son épée, le bras de Guillaume traverse la gorge de son agresseur dans un jaillissement de sang couleur rouge brique. Sa tête bascule sans vie sur l’encolure de sa monture.
Dans le ciel, le soleil est à présent au plus haut, et le combat dure toujours. L’ordre militaire a fait place à un incroyable morcellement des troupes. Les hommes luttent à deux contre trois, trois contre cinq, ou seul à seul, éparpillés à l’ouest du point de contact. Les rebelles sont débandés, inexorablement repoussés par les troupes légalistes. Le sang coule à Chicheboville, Secqueville, Conteville, Garcelles et Tilly.
La bataille fait rage. Le premier choc est terrible, lances et écus sont au contact (Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. « Avec l’autorisation de la ville de Bayeux »).
La chaleur est torride, la sueur ruisselle sous les casques, traverse chausses et hauberts. On voit passer sur un bouclier, porté par deux piétons, le cadavre de Hamon le Dentu, tué par un chevalier français qui l’a servi comme un sanglier sur ses fins. La mort de ce rude baron démoralise ses compagnons. Renouf de Bricquessart choisit la fuite. Il jette, lance et épée, et disparaît, suivi par ceux de ses hommes qui sont encore vivants. Grimoult du Plessis l’imite, puis Guy de Brionne, qui n’a jamais pris une part très active au combat. Seul des grands barons conjurés, Néel de Saint-Sauveur continue à se battre. Sa bonne épée ne cesse de férir les écus. Son cheval n’est plus qu’une masse de sang.
– Saint-Sauveur !
On ne l’appelle pas pour rien Tête-de-Faucon ! Mais la débandade est totale, et l’acharné rompt à son tour le combat.
Le Val-ès-Dunes est jonché de cadavres, d’armes et d’écus abandonnés. Le cliquetis des épées a fait place au râle des blessés et au hennissement désespéré des chevaux agonisants. La victoire est totale, mais le jour n’est pas fini : il faut encore tirer vengeance des fuyards, les poursuivre en une incoercible fureur guerrière, les achever sans merci et se saisir des têtes du complot. Cavaliers ou fantassins, les survivants se ruent vers l’Orne, cherchent les gués, trouvent celui d’Athis (18), sont rattrapés, criblés de coups, massacrés. Les autres se noient. Leurs corps vont s’entasser en aval dans le bief d’un moulin qui ne cesse de tourner ! (19) Et jusqu’à Caen, le flot charrie une eau vermeille…
Stèle commémorant la victoire de Guillaume au Val-ès-Dunes (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Retrouvez l'article intégral dans la version papier de PATRIMOINE NORMAND (n°19, février-mars 1998).
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