Le 11e centenaire de la fondation de la Normandie a démarré avec retard, alors qu’un événement aussi considérable aurait dû être mis en route plusieurs années auparavant. Mal pris en compte aussi, le souvenir des principaux acteurs de l’événement : les Vikings. Quelques rappels essentiels.
On entend parfois que les Vikings fondateurs de cette Normandie en 911, n’auraient été que quelques centaines - on entend même le chiffre de 200 à 300, pourquoi ? Et ils se seraient très vite fondus dans la population locale. Après les excès du XIXe siècle évoquant la « table rase », la terreur suscitée par les raids vikings ayant engendré, après les massacres, une fuite des populations autochtones dans ce qui deviendra la Normandie. Il y a longtemps que cette vision a été abandonnée, pour tomber dans un autre excès, très minimaliste mais tout aussi ridicule, comme nous allons le voir.
Les premiers établissements scandinaves dans la vallée de la Seine ; ils ont été recensés au nombre de vingt-huit par Jacques Le Maho (© Heimdal d’après Jacques Le Maho).
Précisons tout d’abord que les raids ont tout d’abord touché la vallée de la Seine qui a été pillée systématiquement depuis le premier, le 12 mai 841, mené par Àsgeir, jusqu’au Pacte de Jumièges, vers 890. À partir du grand fleuve, des raids sont aussi menés en remontant les rivières qui y aboutissent, dont l’Eure, jusqu’à Évreux mais aussi au-delà, jusqu’à Chartres. Les travaux remarquables de Jacques Le Maho, archéologue mais aussi historien, ont montré qu’en 887 le roi Eudes avait repris un certain contrôle du secteur de la Basse Seine mais en regroupant les populations locales, principalement les artisans, utiles pour le fisc, dans des cités refuges. Ce sont d’anciennes villes fortifiées au Bas Empire : Lillebonne, Evreux et surtout Rouen. Tous les sites habités de la vallée de la Seine, en aval de l’Andelle, sont alors totalement évacués.
À la même époque, une armée scandinave, dont le départ avait été acheté devant Paris en 886 (voir Vikings en Normandie, Georges Bernage), arrive devant Saint-Lô, cité fortifiée, prise après un long siège, en 890. La population, dont l’évêque, est passée au fil de l’épée. Cette armée scandinave semble s’être répandue dans le Cotentin, entraînant un exode des religieux et d’une partie de la population vers la Basse-Seine durant la période 889-890. Les fuyards s’installent, provisoirement, dans les ports et localités de la Vallée de la Seine, avant de partir plus loin. A la même époque toujours, après le départ de ces populations, cette vallée, hors les villes fortes de Lillebonne et de Rouen, est accordée aux Vikings, probablement déjà à Rollon et ses compagnons, selon le Pacte de Jumièges. L’historien médiéval Dudon de Saint-Quentin, qui écrit vers la fin du Xe siècle, évoque en effet une rencontre ayant eu lieu dans le port de l’abbaye (détruite) de Jumièges, à proximité d’une chapelle Saint-Vaast rebaptisée du nom de Sainte Hameltrude au Xe siècle, rencontre entre des émissaires de l’archevêque de Rouen et Rollon à la tête de sa flotte. La source de Dudon serait un texte disparu, de l’abbaye de Jumièges. Dudon signale dans un autre texte (Addimenta ad historiam Normanorum) que la première terre concédée aux Normands se serait étendue de la mer à l’Andelle. Ainsi, cet accord de non agression, conclu à Jumièges, aurait abouti à la cession à Rollon de la vallée de la Seine jusqu’à l’Andelle, territoire correspondant bien aux installations scandinaves initiales (voir plus loin) contre un accord garantissant un statut de place de sécurité à la ville de Rouen, et qui sera respecté par Hrolf/ Rollon et ses troupes comme l’atteste le maintien de l’administration carolingienne dans la cité en 905 (d’après Jacques Le Maho, in Les fondations scandinaves en Occident et les débuts du duché de Normandie, CRAHM, Caen, 2005, p. 178). Ce pacte, argumenté par Jacques Le Maho, est une découverte de la plus haute importance car il montre, dès la fin du IXe siècle, l’installation de fortes colonies scandinaves dans la vallée de la Seine et un modus vivendi entre celles-ci et les autochtones repliés dans les cités. Cette situation permettra à Hrolf/Rollon de s’accoutumer aux relations avec les autorités franques de la ville de Rouen, avec les émissaires de l’archevêque et avec le fonctionnement de l’administration carolingienne. Tout ceci sera une étape importante vers la fondation de la Normandie, quelques années plus tard, en 911.
Dessin montrant les termes décrivant le paysage qui sont passés dans la toponymie ou ont été conservés, pour certains, dans les parlers locaux, en particulier dans le Cotentin, plus éloigné de Paris. Vic (vík en scandinave) est une anse, le homme (du vx.scand. holmr est un îlot, attesté en toponymie tardivement). En toponymie aussi : le sund est un détroit, le nez (nes) un cap, le bec (bekkr) un ruisseau, la dalle (dalr) une vallée, le tourp (thorp, un hameau), le tot (topt) un emplacement pour une ferme d’où une ferme, la banque un talus, le thuit (thveit) un essart, la hogue (haugr) une éminence, la londe (lundr) un petit bois. Ebbe (marée basse) et fio (marée haute), ainsi que mielle (dunes - melar) et melgreux (oyat - melgres) sont encore attestés dans les parlers du Cotentin, entre autres (© Georges Bernage).
Ainsi, vers cette date, toute la vallée de la Seine, à l’exception des deux cités, est totalement colonisée par des Scandinaves. Les toponymes, les noms de lieux, totalement scandinaves, en sont le témoignage, comme nous le rappelle Jacques le Maho : « Si, sans quitter la vallée, nous examinons la carte des toponymes de la première génération - c’est-à-dire exempts d’éléments franciques ou romans - et que nous la confrontons à la carte archéologique et à celle des vocables paroissiaux nous relevons presque à chaque fois les indices d’une agglomération préexistante. Il faudrait donc supposer que ces sites fluviaux, dont certains sont effectivement connus comme d’anciens ports monastiques, furent l’objet d’un changement d’appellation. Les localités concernées, au nombre de 28, se répartissent sur les deux rives en un double cortège qui va de l’estuaire jusqu’au confluent de l’Andelle. Au-delà de ce point, on ne rencontre plus un seul nom de lieu nordique associé à une localité fluviale.»
Il note aussi que ces noms ne sont pas associés à un nom de personne, ils ont un caractère descriptif attestant « un peuplement de caractère collectif, intervenu en un temps relativement court. Puisqu’il s’agit principalement, en l’occurrence, de sites d’habitats rebaptisés et non de fondations nouvelles, ces mutations toponymiques seraient donc la marque d’un renouvellement du fond de la population, autrement dit, de la substitution de groupes nordiques à la population autochtone. » Il nous en donne une liste (accompagnée d’une carte), dans l’estuaire tout d’abord : Sanvic (un ancien Sandvik, « baie sableuse »), Harfleur, Orcher, Oudalle (« le val aux loups »), Sensedalle, Vasouy, Honfleur, Crémanfleur, Fiquefleur (un ancien Fiskafloi « baie des poissons »), Grestain, Risleclif, Quillebeuf, Wambourg. Puis, jusqu’à Rouen, Brotonne, Ectot (« la ferme des chênes » - Eiktopt), Bliquetuit, Villequier, Caudebec-en-Caux (un Kaldbekk, « froid ruisseau »), Conihout, Sahurs, Hautot-sur-Seine, Petit et Grand Couronne (anc. Korholm), Dieppedalle (anc. Diupdal, « vallée profonde »). Entre Rouen et l’Andelle, Elbeuf, Caudebec-les-Elbeuf (un autre Kaldbekk), Martot, Criquebeuf-sur-Seine, Les Damps.
Mais au-delà de cette grande vallée, tout le vaste plateau de Caux au nord du fleuve et le Roumois au sud furent largement colonisés par de très nombreux Vikings, principalement Danois ou Anglo-Danois (Vikings ayant séjourné en Angleterre, dans le Danelaw, avant de s’installer définitivement en Normandie). Là aussi, les noms de lieux, véritable « Livre de la colonisation » (par référence au Landnámabók, le livre de la colonisation de l’Islande par les Norvégiens, à l’époque même de la colonisation de la Normandie), nous renseignent sur l’implantation de ces Vikings. Grâce aux travaux du Professeur Jean Renaud, scandinaviste, ancien directeur de l’Institut scandinave de l’Université de Caen, récemment retraité, la connaissance des toponymes scandinaves en Normandie s’est enrichie : cela fait un total d’au moins 342 noms purement scandinaves au nord de la Seine, plus leurs dérivés, soit plusieurs milliers de colons au Nord du fleuve (voir les ouvrages de J. Renaud aux éditions Ouest France et OREP).
Cette carte montre l’implantation scandinave en Normandie après l’étude des noms de lieux. La ligne Joret portée sur cette carte montre que l’essentiel des établissements nordiques se trouve dans le secteur « normanisant ». On remarque deux pôles de l’implantation scandinave : la Basse-Seine (Pays de Caux et Roumois) et le Cotentin. On trouve un autre secteur de forte implantation sur toute la côte du Calvados et plus particulièrement sur la partie nord du Pays d’Auge, dans la vallée de la Dives, dans l’Ouest de la Plaine de Caen et dans le Sud-Est du Bessin. L’actuel département de l’Orne qui était très peu peuplé à l’époque, comme le montre la faible densité de toponymes gallo-romains, présente aussi des noms scandinaves, dont celui d’une région, Le Houlme, présents surtout dans la microtoponymie, comme les travaux de Guy Chartier, publiés dans les numéros 1 et 3 de Patrimoine Normand, ont pu l’établir (© Heimdal).
Cette autre carte présente (points noirs) tous les noms de lieux gaulois en - akon (- avec finale en y comme Tilly, Giverny, Torigny...). Curieusement nous pouvons noter que ce type de noms n’est pas absent sur la côte ou en « secteur scandinave » et massif dans le Sud. Ce qui devrait être le cas en « secteur scandinave » car beaucoup de noms y ont disparu pour être remplacés (quelquefois à plus de 80 %). Les noms gallo-romains ont quasiment disparu du Pays de Caux et du Roumois, de part et d’autre de la Seine, et du Nord Cotentin, en quelque sorte une carte en « négatif » de la colonisation scandinave qui a fait disparaître des centaines de noms de lieux pour les remplacer. En fait, jusqu’à l’époque ducale, le Sud était peu peuplé et c’est pourquoi nous y trouvons relativement peu de noms remontant à l’époque gauloise. Il y a donc lieu de relativiser (sauf pour l’Avranchin) l’opposition Nord-Sud. Le bocage a été peuplé en bonne partie de colons venus du secteur côtier. Quant à la ligne cour-/court elle délimite la poussée occidentale de la colonisation franque en Normandie : Bethencourt, forme germanique, à l’est de cette ligne et Courvaudon, forme romane à l’ouest de cette ligne (Carte Heimdal, d’après F. de Beaurepaire).
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Mais, comme nous l’avions signalé, chaque secteur de la Normandie a eu son histoire de la colonisation. Ainsi, en Cotentin, et dans l’ouest du Bessin, une immigration partielle a lieu vers 890. Par ailleurs, deux vagues scandinaves arrivent dans la Presqu’île du Cotentin. Tout d’abord, l’armée qui vient de l’est pour prendre Saint-Lô et ravager la région mais aussi d’autres colons venus par le nord-ouest, passés généralement par l’Irlande. Les noms de lieux scandinaves sont très nombreux en Cotentin, et dans les îles, et très peu de noms de lieux gallo-romains en akon (voir carte) subsistent, balayés en grande partie. Pour ce secteur, les sources historiques sont très faibles mais la toponymie reste un bon témoignage. Elle montre des influences danoises mais aussi iro-norvégiennes (Norvégiens passés par le Nord de l’Ecosse et par l’Irlande), comme certains noms de lieux l’attestent, irlandais avec Dicuil dans Digulleville, Valkan dans Valcanville, Kined (actuellement Kenneth) dans Quinetot et Quinéville, ou écossais comme Duncan dans la rue Doncanville. Enfin, le nom irlandais Niál (Neil à l’époque moderne) a été adopté par les Norvégiens sous la forme Njáll, devenu très populaire jusqu’en Islande, et en Cotentin. On le trouve dans plusieurs noms de lieux du Cotentin : Néhou, (Nigelli hulmus au XIIe siècle, Nealhou en 1195 - soit « la terre entourée d’eau - holm - appartenant à Njál ») mais aussi Saint-Jacques de Néhou, à proximité. Le nom de famille Néel, héritier de ce nom d’homme scandinave, est bien attesté en Normandie. Ainsi, le Cotentin a été une solide base pour des armées et des bandes de Vikings, qui s’y sont durablement installés, sans accord particulier car loin du pouvoir carolingien. La toponymie montre que tout ce secteur a été colonisé en profondeur. Quant au Bessin (annexé en 924 à la Normandie) où les noms de lieux gallo-romains restent nombreux, il fut colonisé probablement un peu plus tardivement, avec l’arrivée (d’après la Chronique anglo-saxonne) de l’armée du Jarl Thorketil en 917 (ou 918), ayant quitté la région de Bedford, dans le Danelaw, pour des raisons inconnues. Le Bessin avait déjà été colonisé par les Saxons, qui ont laissé des traces dans la toponymie. Cette vague scandinave correspond, de toute évidence, à une coulée de noms en « tot » (Putot, Lintot, Hottot, Ectot, Hectot, Pitot, Tournetot, Bitot, Cristot, Sermentot, Beltot, Lictot, etc.). Cette armée de Thorketil occupera probablement aussi un quartier au sud de Bayeux (le bourg de Turold) si bien qu’au début de l’armée 943, après l’assassinat de son père Guillaume Longue Épée le 17 décembre 942, le jeune Richard Ier, qui n’a encore que dix ans revient tout juste de Bayeux où il est allé apprendre le scandinave auprès des anciens de l’armée de Thorketil, car on ne le parlait plus à Rouen, qui était restée une cité carolingienne et qui a pourtant commercé activement avec les Vikings jusque vers 1020 ; d’où la nécessité de parler le scandinave.
Sur la côte nord de la Hague, extrémité de la Presqu’île du Cotentin, où les toponymes scandinaves abondent, particulièrement ceux en vik (désignant une anse, une petite baie, un port idéal pour les bateaux des Vikings à faible tirant d’eau), comme dans Carry (Carwic en 1207), Seuvy, la Baie de Sulvy (analogue à un Selwick aux Orcades), Le Vauvy, Pulvy, le Havre de Plainvic, Suvouy, le Petit Vy. Le Val de Saire, ancien Sarnes, en présente d’autres : Le Cap Levi (Kapelvic en 1177), la plage du Vicq, les Etanvis, Sylvie (« la baie argentée »), Houlvy (la « baie profonde »), Brévy (« la large baie ») (© E.Groult/Heimdal).
Cette carte de la vallée de la Seine nous montre les principaux sites liés aux Vikings (Torholm, Pont de l’Arche, Ile de la Flotte) et les trouvailles archéologiques : 1. épée type M, début Xe siècle. 2. Epée X, début XIe siècle. 3. Epée W, début Xe siècle. 4 et 5. Epées Y, vers 1000. 6. Epée H, vers 900. 7. Deux fibules, deux pointes de lance. 8. Fer de hache. 9. Epée B, vers 800 et lance. 10. Epée X, vers 1000 (© Heimdal).
Deux marteaux de Thor en argent trouvés en Normandie ces dernières années dans le premier secteur de colonisation accordé par le Pacte de Jumiège. a. Celui-ci a été découvert sur le territoire de la commune de Sahurs, dans un champ entre la route départementale n° 51 et l’église, sur un territoire de colonisation scandinave (« 9 » sur la carte). En argent, long de 3 cm et pesant 4,50 g dans son état actuel, le bout du manche avait été retourné pour former un œillet maintenant cassé. Il est conservé au Musée départemental des Antiquités de la Seine Maritime à Rouen sous le n° 2001.0.9.1 b. L’autre (de face et de profil) a été découvert à Saint-Pierre-de-Varengeville (canton de Duclair) sur les pentes dominant la Seine, en contrebas du camp gaulois du Bois de la Fontaine. En argent, il mesure 3,8 cm et pèse 4,75g. Il est formé par moulage et martelage et est décoré au poinçon de motifs carrés et ronds. L’œillet est formé par retournement du manche et est ici conservé L’étude scientifique de ces deux bijoux scandinaves, perdus probablement vers 900 par des hommes de l’armée de Rollon, a été publiée sous la plume de Jens Christian Moesgaard, conservateur du musée national du Danemark, dans le n°59 des Annales de Normandie, pages 133-140 (© E.Groult/Heimdal).
Les fibules de Pîtres, les seules fibules scandinaves de ce type découvertes en France. Elles proviennent d’une sépulture féminine qui n’a pu être fouillée. Mais, stylistiquement, elles sont datées de l’époque où les Vikings s’établirent à Pîtres, vers 865. Des femmes les auraient alors accompagnés. Ces bijoux en bronze, qui attachaient les bretelles du tablier, mesurent douze centimètres de long (© Heimdal).
Cette épée retrouvée dans la Seine est conservée au Musée de Caudebec-en-Caux, dans la Maison dite des Templiers. Elle présente un décor à incrustations de fils d’or ; c’était l’épée d’un personnage important. Elle est semblable à une épée trouvée près de Kessel, dans la Meuse en Hollande. Elle est du type H de Petersen, datée du IXe siècle, de l’époque des raids vikings dans la vallée de la Seine (Photos G. Bernage).
Evocation générale du village de Vorbasse vers 900, type de village danois qui a dû être importé en Normandie après sa fondation en 911, de part et d’autre de la Seine, dans le Pays de Caux, le Roumois et Lieuvin, nous y trouvons le même type de structure et la même forme d’habitat, attesté par la maison de Mirville (© Heimdal d'après J.Le Maho).
Maison reconstituée à Fyrkat, au Danemark, d’après les vestiges révélés par les fouilles archéologiques du camp de Fyrkat fondé vers 980 par le roi du Danemark, analogues aux vestiges retrouvés sur les autres camps, comme celui de Trelleborg. La rangée de poteaux extérieurs, de renfort, était inclinée. Les murs, en bois debout, étaient bombés et la toiture convexe, comme à Vorbasse, comme sur d’autres exemples du nord-ouest de l’Angleterre, sous l’influence danoise et comme en Normandie, à Mirville et à Boscherville, architecture danoise typique de cette époque. (© Heimdal). | Reconstitution du logis de Mirville au nord de la Seine daté de la seconde moitié du XIe siècle, grande maison de bois de 17 mètres de long, aux murs incurvés et à la toiture bombée, comme au Danemark et dans le nord-est de l’Angleterre, et comme le montrent des exemples de la Broderie de Bayeux. Nous avons ici modifié la reconstitution de Jacques Le Maho en ajoutant des éléments de décor (peinture et palmettes) présents sur la Broderie de Bayeux (© Heimdal d'après J.Le Maho). |
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Cette remarque semble appuyer le discours des « minimalistes » affirmant que les colons scandinaves étaient peu nombreux, sans femmes, très vite assimilés, et d’ailleurs faiblement représentés par l’archéologie... Tout ceci peut être en bonne partie contesté. En ce qui concerne le premier point, comme nous l’avons vu, la toponymie montre bien un changement profond de population dans certaines régions. En ce qui concerne la présence de femmes à leurs côtés. Les seuls bijoux découverts (les fibules de Pîtres), avant les deux marteaux de Thor, étaient féminins. L’histoire nous a légué quelques noms féminins comme Geirlaug, fille de Rollon ou Gonnor (Gunvör), Danoise du Pays de Caux et épouse de Richard Ier, Certains toponymes contiennent des noms de femmes scandinaves, cas d’autant plus intéressant qu’un matronyme dans un nom de lieu est très rare en France. Enfin, les colons scandinaves s’installaient généralement avec épouses et bétail. Ce fut le cas, entre autres, en Islande, massivement colonisée. Certains durent prendre femme sur place (quand il en restait), d’autres vinrent avec leurs compagnes et parents. Là aussi, la généralisation est bien péremptoire. En ce qui concerne l’archéologie, une paire de fibules a été découverte fortuitement et sans fouille scientifique à Pîtres, comme nous l’avons vu. Tout aussi fortuitement, et tout récemment, ce qui laisse bien des espoirs quant à l’avenir, deux marteaux de Thor en argent ont été découverts à proximité de la Seine. Quant aux armes (voir carte), elles ont été ramenées de la Seine lors de dragages, au nombre d’une dizaine, ce qui n’est pas évident et laissé augurer de ce que la terre peut encore receler, sans compter le nombre de destructions de sépultures. Notons aussi que les colons scandinaves ont occupé les côtes et les campagnes, les villes étant alors occupés par les autochtones, ce qui explique que les fouilles en milieu urbain ne peuvent rien donner, contrairement à d’autres espaces où les Vikings fondèrent ou refondèrent des villes : Russie (Novgorod), Irlande (Dublin) ou Danelaw (York). Enfin, notons que l’Islande, entièrement colonisée, n’a fourni que très peu de témoignages archéologiques de cette époque !... Notons aussi que les autochtones carolingiens de la nouvelle Normandie ont laissé encore moins de traces archéologiques, ce qui ne prouve pas qu’ils avaient pratiquement disparu... Enfin, il est une trace archéologique considérable : l’habitat. Les fouilles réalisées à Mirville par Jacques Le Maho révélant les fondations d’un logis de la seconde moitié du XIe siècle et celles opérées dans la cour de l’ancien cloître de l’abbaye Saint-Georges-de-Boscherville ont mis en évidence des édifices, encore à cette période, typiquement danois. Viollet-le-Duc relevait encore, au début du XIXe siècle dans le département de l’Eure, des habitats de type scandinave tous disparus depuis. Ainsi, les Vikings avaient amené leur style d’architecture en bois.
La coutume de Normandie, en usage jusqu’à la Révolution, encore utilisée dans les îles anglo-normandes (Jersey et Guernesey - aux noms bien scandinaves) présente quelques aspects du droit d’influence scandinave comme ici avec le droit de varech présenté dans un ouvrage publié à Rouen en 1727 (© Patrimoine Normand).
Cette séquence de la Broderie de Bayeux évoque la traversée du Chenal (La Manche) par le millier de bateaux de la flotte du duc Guillaume. Ceux-ci sont encore de type viking, à clins (qui semblent peints de diverses couleurs) et munis de têtes de dragons, avec leurs gouvernails (estières) placées à tribord. Ils sont de tonnages variés et on remarque les chevaux qui ont été embarqués (Avec l’aimable autorisation de la Ville de Bayeux).
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Il est un domaine où leur influence a été considérable : le domaine maritime. Leurs navires étaient des chefs d’œuvre. Leur vocabulaire maritime est passé au normand qui l’a transmis au français : la majorité des termes nautiques français vient du scandinave par le normand : quille, clin, bordé, écoute, ris, bouline, étai, hauban, racage, ralingue, hune, girouette, carlingue, varangue, tillac, dalot, bite, étambot, tolet, guindeau, arrimer, brayer, équiper (skipa), évacuer, étalinguer, haler, haubaner, riper, sombrer, tanguer, touer - près d’une cinquantaine d’étymons ! La Broderie de Bayeux nous montre une évocation du millier de navires que le duc Guillaume a fait construire pour traverser le Chenal (la Manche) et débarquer en Angleterre. Ils sont encore, sur cette représentation de la fin du XIe siècle, totalement scandinaves, à tel point que les archéologiques danois s’en servent pour étudier leurs trouvailles dont celles du fjord de Roskilde au Danemark. Ils sont scandinaves dans leurs techniques de construction, bien représentées, dans leurs structures et aussi dans l’utilisation de figures de proue, et de poupe, présentant des têtes de dragons ou d’animaux fantastiques. C’est un usage encore païen. Comme l’a expliqué le Professeur François-Xavier Dillmann, qui prépare un ouvrage sur le sujet, ces figures étaient arborées en mer pour effrayer les mauvais esprits de la mer et retirées à l’approche des côtes pour ne pas effrayer les esprits protecteurs (landvaettir) du pays. Ainsi, les marins, malgré la christianisation de la Normandie (qui ne remontait qu’aux années 1020 en Cotentin lorsque l’évêque revint sur son siège épiscopal à Coutances), le monde maritime conservait les traditions, ou superstitions, anciennes. Une publication savante récente rappelait que la Broderie de Bayeux avait été réalisée dans le Sud de l’Angleterre (on s’accorde généralement sur ce point) et que les bateaux représentés pouvaient être anglais - un instant d’hésitation, pourquoi pas si les brodeurs étaient anglais. Mais, en réfléchissant une minute : nous savons que la broderie est très précise dans ces représentations à tel point qu’il est facile de distinguer les Normands des Anglais. Les premiers sont glabres, la nuque rasée portant des boucliers en amande, les seconds portent la moustache et les cheveux mi-longs et certains ont des boucliers ronds, alors pourquoi des Normands seraient dans des bateaux anglais ? Leurs bateaux étaient bien scandinaves puisque la Broderie le montre avec précision.
La langue scandinave a progressivement disparu, même s’il en reste encore des vestiges dans les parlers locaux, parce que les villes étaient restées carolingiennes et que la langue est imposée par la culture urbaine. En Bretagne, le breton a sombré en deux générations alors qu’il était solidement implanté en Basse Bretagne. Par contre, il est un aspect très révélateur de l’imprégnation profonde des Scandinaves en Normandie : le tempérament. Le Professeur Jean Quellien l’avait confirmé en 1973, dans sa thèse (il va lui aussi prendre sa retraite…), au niveau électoral dans le département de la Manche opposant le nord plus « scandinave » au sud plus « gaulois » : « Pour les gens du nord du département, structure égalitaire et liberté se traduisent sur le plan socio-politique par un amour de la démocratie et de l’ordre tout à la fois ; ces deux termes en apparence contradictoires de liberté et d’ordre ne se comprennent qu’au pays des Normands. N’oublions pas que c’est également là la grande originalité politique de leurs « cousins » d’outre Manche, alors qu’en pays « latin » la démocratie conduit le plus souvent au désordre, voire même à l’anarchie » (Les élections dans la Manche, p.204). Il ajoute que « la modération et la tolérance, traits bien normands, se matérialisent sur le plan électoral par la confiance accordée aux modérés, aussi bien de droite que de gauche : alors que, dans le Sud de la Manche, le tempérament bouillant et agité conduit plutôt à l’extrémisme ».
Il existait encore en Normandie (actuel département de l’Eure), vers 1830, des maisons de ce style. Toutes disparues, dessin de Viollet-le-Duc.
Pour conclure, la toponymie, enrichie par les travaux du Professeur Renaud, l’étude des tempéraments, après les travaux du Professeur Quellien, restant à approfondir, sont les plus importants marqueurs de l’implantation scandinave en Normandie. Ils sont complétés par l’apport de l’étude de l’habitat dans le domaine de l’archéologie, grâce à Jacques Le Maho qui a aussi éclairé, sur les plans historiques et archéologiques, le peuplement dans la vallée de la Seine. Certains progrès de la connaissance sont relativement récents. Mais, en cette année du 11e centenaire, il est évident que l’apport des Scandinaves en Normandie a été considérable, au-delà de la fondation d’un puissant duché portant le nom de Normandie. La trace la plus évidente est le domaine maritime avec un apport très important au vocabulaire français.
La flotte normande débarque à Pevensey, les navires sont à clins, de type scandinave, les chevaux sont débarqués (ces navires pouvaient aussi transporter du bétail) et les figures de proue et de poupe sont enlevées en arrivant sur le rivage (Avec l’aimable autorisation de la Ville de Bayeux).
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