On ne présente plus le grand historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Patrimoine Normand est heureux de publier, ici, l’éditorial que ce Normand, universellement connu, nous a fait l’honneur de rédiger sur le passé de notre région.
Laurent Corbin (rédacteur en chef du magazine Patrimoine Normand) & Emmanuel Le Roy Ladurie (© Patrimoine Normand).
Je suis historien professionnel et l’on peut m’interroger sur l’histoire de la Normandie, sur ma province natale ; mais j’ai surtout de ce passé une perception existentielle plutôt que scientifique comme ce serait le cas, par contre, pour d’autres provinces que j’ai vraiment étudiées, elles.
Je pense en particulier au Languedoc. Mon « existentialisme » normand remonte néanmoins très haut dans le temps : doit-on s’identifier aux Vikings de la fin du premier millénaire, brutes épaisses parfois, avec des cheveux blonds et des yeux bleus, du moins à ce qu’on raconte ? Et pourtant, malgré cette appréciation sommaire et brutale, ils se civilisent ; une fois débarqués dans ma province, ils deviennent chrétiens, ils apprennent même le français ou ce qui en tient lieu ; ce sont désormais des gens tout à fait fréquentables. Vient ensuite mon second débarquement en 1066 : sous la direction ducale de Guillaume devenu conquérant, je débarque en Angleterre et je civilise les Britanniques. N’exagérons rien quand même : en fait, les Anglais, que mes compatriotes vont donc dominer pendant quelque temps par fusion des deux « races », n’étaient pas, dès l’an mille, aussi sauvages qu’on le prétendra quelquefois chez nous.
Peu après la Seconde Guerre mondiale, je suis revenu outre Manche et j’ai pu visiter de charmantes églises saxonnes, petites certes mais très accueillantes... et bien antérieures, en tout cas, à l’arrivée violente de mes concitoyens au terme de la bataille d’Hastings. Disons que les envahisseurs normands de l’époque, déjà francophones (approximativement), participent, à partir de la fin du XIe siècle, à l’édification de la prodigieuse culture anglo-saxonne, ou plutôt, franco-saxonne. De nos jours, celle-ci, dans son hypostase nord-américaine, déferlera sur la planète.
Post 1066, plus de huit siècles vont s’écouler sans nouveaux arrivages maritimes vraiment spectaculaires sur les côtes respectivement normandes et anglaises. Mais quand même, il s’en passe de belles ! La Normandie, après avoir conquis l’Angleterre, est conquise à son tour par la France. C’est un prêté pour un rendu. L’âge roman, puis gothique font preuve, à Caen et ailleurs, d’un triomphalisme authentique. Mais la roche Tarpéienne va suivre de peu le Capitole : les guerres de Cent Ans se traduisent, sur nos territoires, par un effroyable désastre démographique qu’a bien mesuré l’historien Guibois.
La Renaissance correspond à une brillante récupération des peuplements, mais les guerres de religion font à nouveau plafonner la population normande sans la détruire. Quant aux nouveaux convertis du protestantisme indigène, ils préfèrent souvent s’expatrier en Angleterre. Une remarquable période va s’ouvrir de 1598 à la Révolution : c’est une époque sans guerre civile, ce qui ne signifie pas que les Normands vivent désormais comme des princes, mais la civilisation provinciale a tout lieu de s’épanouir.
Malherbe en basse Normandie et Corneille à l’orient de notre région donnent toutes leurs chance à la poésie et au théâtre classique : le Cid, fût-il cornélien, fait par moments figure d’un jeune et courageux Viking.
Les années révolutionnaires ont certes leurs mérites, que ceux-ci soient nationaux ou régionaux, mais la guillotine décapite quand même, outre les hommes, un grand nombre de femmes, parmi lesquelles la courageuse Charlotte Corday. La Normandie n’est pas la Vendée ; mais la Chouannerie, mère paradoxale de notre syndicalisme paysan régional, catholique et droitier en son point de départ, produit quand même un certain prélèvement mortalitaire, tant elle est réprimée. Notre belle province restera marquée en certaines de ses portions par un conservatisme qui n’est pourtant pas réactionnaire.
C’est aussi, au XIXe siècle, l’apogée des lettres Normandes avec Flaubert et Maupassant. Et combien de fois n’ai-je pas entendu, en considérant une exposition impressionniste, les visiteurs s’écrier en chœur : « Tiens, voilà du Boudin ! ». Ce cher Eugène Boudin, notre compatriote, est l’un des plus grands artistes avec Millet de la Normandie profonde éventuellement paysanne, picturale... Et pourtant nationale, par dessus le marché. Dans le registre de la bêtise « hénaurme » d’origine parisienne, Bouvard et Pécuchet ont illustré d’un tout autre point de vue la petite et charmante région entre Caen et Thury-Harcourt. Remarquable éclosion d’un chef-d’œuvre flaubertien qui depuis a fait le tour du monde.
Mais que passe un gros demi-siècle : la Normandie, choisie sinon chérie par Roosevelt, Eisenhower et Churchill, subit la formidable épreuve du Débarquement, alias D-Day. Incroyablement, certains manuels d’histoire de l’enseignement secondaire en notre temps traitent cet événement considérable comme s’il s’agissait d’un épisode mineur. Je l’ai vécu personnellement, non pas comme acteur, mais comme témoin in situ, avec tous les périls que cela comportait, et quelquefois dans une certaine inconscience. Ma soeur aînée, Marie Le Roy-Ladurie, épouse plus tard de Roger Fauroux, a décrit ce grand événement dans un journal intime quotidien, à proximité du danger réel et immédiat, à mi-chemin de l’horreur et du western. Ce journal d’une jeune fille rangée - elle avait seize ans à l’époque - sera peut-être publié un jour ou l’autre ; il restera comme l’un des modestes monuments de la littérature autochtone et des souffrances d’un peuple.
Il n’y a pas une Histoire, mais des Histoires multiples ; la Normandie en offre un exemple parmi tant d’autres, tantôt effrayant, tantôt séduisant et charmant. L’identité normande existe, elle est essentiellement historique et personnaliste, puisqu’aussi bien la division en deux zones, Haute et Basse-Normandie, coupe en deux les destins des descendants ou successeurs de nos vieux passagers du « Drakkar ». La Normandie n’attend pas un Bismarck ou un Cavour, elle souhaite pourtant dans le fond de son cœur revenir à l’unité perdue.
Emmanuel Le Roy Ladurie.