Une vue prise dans la tranchée du Redan, en janvier 1915. Elle montre la mise en batterie d’une mitrailleuse Saint-Étienne par des hommes du 39e régiment d’infanterie de Rouen. (Collection André Schnelbach, via Bruno Nion).
« Je suis tranquille : les Normands sont là ! » aurait dit le général Foch pendant la bataille du mont Kemmel, en Belgique, en avril-mai 1918. Autant dire que la valeur au combat des troupes normandes a été reconnue au plus haut niveau. La sortie d’un livre, chez Ysec Éditions, nous le rappelle. Bruno Nion, dans Un régiment normand dans la Grande Guerre, historique du 39e RI nous plonge dans l’horreur des combats avec un réalisme étonnant.
Avant de parler de la campagne du 39e RI, il est nécessaire de replacer en perspective le rôle de la Normandie dans la Première Guerre mondiale. Contrairement à ce que pense la plupart des Normands, la région a bien connu des combats et des destructions durant le conflit : raids aériens de bombardiers géants allemands, attaques de U-Boote devant Le Havre et même un combat terrestre, dans l’Eure.
C’est avec des voitures d’un type similaire qu’un groupe d’une vingtaine de Uhlans a essayé de faire sauter les ponts d’Oissel, sur la Seine, en septembre 1914, dans une épopée rocambolesque. (Coll. Ysec Éditions)
L’AVENTURE ROCAMBOLESQUE DES CAVALIERS ALLEMANDS
En septembre 1914, alors que vient de s’achever la bataille de la Marne, le front allemand est assez proche de la Normandie, suffisamment en tout cas pour que les bases britanniques installées au Havre et à Rouen aient été transférées dans le Grand Ouest et pour que les vieux forts du Havre aient été remis en état de combattre.
Profitant de la confusion qui règne au front – celui-ci n’est pas encore stabilisé – des cavaliers allemands, qui ont pris place dans trois grosses automobiles, se proposent d’aller faire sauter les ponts d’Oissel, au sud de Rouen. Ceux-ci ont une importance stratégique, surtout celui de chemin de fer, qui se trouve sur la ligne Paris-Rouen-Le Havre. Il y a d’autres ponts, certes, mais ceux-ci sont proches des profondes forêts de l’Eure, qui offrent des cachettes.
Le 16 septembre à La Rougemare, alors que les voitures font une halte, Madame Delacour, une vieille femme qui a connu l’invasion prussienne de 1870, entend parler allemand et va vite prévenir la gendarmerie. Le commandant de la brigade de Gournay-en-Bray, le maréchal-des-logis-chef Jules Crosnier, se rend aussitôt sur les lieux. Le texte de la citation à l’ordre de l’armée de Crosnier nous apprend la suite : « Apprenant, le 16 septembre 1914, qu’un détachement ennemi, montant trois automobiles, s’était embusqué dans la forêt de Lyons (Eure), s’est porté contre lui avec ses deux gendarmes et l’instituteur de sa résidence. Est tombé sous les balles ennemies après avoir ouvert le feu sur la sentinelle prussienne qui fut tuée. Par son dévouement, a permis de prévenir à temps les postes de la région et de faire avorter le dessein ennemi, qui était la destruction d’importants ouvrages d’art de voies ferrées de la région (Grands Ponts d’Oissel) ».
Après la mort de Crosnier et de deux autres gendarmes, et celle d’un soldat allemand, les Uhlans reprennent leurs voitures et poursuivent vers la Seine. Ils ne sont jamais inquiétés, car la population les prend pour des Anglais. Roulant dans la vallée de l’Andelle, ils atteignent la Seine et, passant par Tourville-la-Rivière, ils approchent des ponts d’Oissel. Cependant, après le combat de la Rougemare, les gardes-voies sont en alerte, ils accueillent les Allemands à coups de fusil. Ils se replient vers Sotteville-sous-le-Val, où ils tombent sous un détachement français plus fort, qui les fait prisonniers. Les cavaliers allemands sont encore 13, dont un capitaine, un sous-officier et onze pionniers. Deux véhicules sont aussi capturés : une limousine immatriculée à Aix-la-Chapelle et une autre automobile chargée de 500 kg d’explosifs. Ainsi s’achève le seul combat terrestre livré en Normandie.
Devant l’hôtel de ville de Rouen, au pied de la statue de Napoléon, les véhicules réquisitionnés sont parqués avant de partir au front, en août 1914. (© Archives départementales de Seine-Maritime).
Au camp du Madrillet, au sud de Rouen, des milliers de soldats britanniques transitent avant leur départ pour la Somme ou la Flandre. Rouen est donc un objectif de choix pour l’aviation allemande. (© IWM Q3278) |
Des raids aériens sur Rouen
Pendant la guerre, Rouen et Le Havre sont devenus les deux bases britanniques les plus importantes de France et l’importance économique de Rouen n’a cessé de croître, puisque pendant la guerre, la capitale normande est devenue le premier port français en tonnage.
Profitant de la confusion qui règne au front – celui-ci n’est pas encore stabilisé – des cavaliers allemands, qui ont pris place dans trois grosses automobiles, se proposent d’aller faire sauter les ponts d’Oissel, au sud de Rouen. Ceux-ci ont une importance stratégique, surtout celui de chemin de fer, qui se trouve sur la ligne Paris-Rouen-Le Havre. Il y a d’autres ponts, certes, mais ceux-ci sont proches des profondes forêts de l’Eure, qui offrent des cachettes.
En raison de son rôle industriel et portuaire, Rouen devient une cible intéressante pour l’aviation allemande. En outre, une grande partie de la rive gauche a été transformée en un gigantesque camp britannique, capable d’accueillir des milliers d’hommes, des milliers de véhicules et de chevaux. En 1918, les Allemands lancent plusieurs raids aériens avec des biplans géants, seuls capables, alors, d’atteindre une ville de l’arrière avec un chargement de bombes suffisant. La ville est touchée une fois, à la limite de Darnétal et plusieurs civils sont tués. Les dégâts humains et terrestres restent cependant modérés par rapport aux terribles raids alliés de 1944.
Un U-Boot pendant la Première Guerre mondiale. Faisant preuve de toutes les audaces, les commandants de sous-marins allemands s’aventurent jusqu’en plein port du Havre pour torpiller les navires alliés. (© Bundesarchiv)
Des U-Boot devant Le Havre
Aussi incroyable que cela paraisse, les Allemands n’hésitent pas à s’aventurer en sous-marins jusque devant le port du Havre, pour y couler, de jour et en surface, des navires alliés à coups de canon.
Pour tenter de s’y opposer, les autorités mettent en place des filets de protection dérivants, assez peu efficaces. Pourtant, le 5 avril 1916, l’UB 26, commandé par l’Oberleutnant Wilhelm Smiths, se prend dans les mailles d’un filet. Il est capturé avec tout son équipage et reprendra d’ailleurs du service, après remise en état par les chantiers Augustin Normand, sous le nom de Roland Morillot.
Mais ceci ne met pas fin aux destructions de navires et le torpillage successif de quatre bateaux au mouillage force les autorités maritimes à utiliser de grands moyens.
Il est décidé d’installer un grand filet sous-marin fixe, qui barre toute la baie de Seine ! Pour cela, l’amirauté française fait appel à un marin britannique, le capitaine de frégate Humphreys, qui fait installer un étonnant barrage.
Le filet et ses innombrables accessoires (bouées, corps-mort, manilles, etc.) sont rapidement livrés et la pose commence, à l’aide de divers navires de servitude, dont la gabare La girafe. Il comprend quatre branches, allant du phare de La Hève, à Sainte-Adresse, jusqu’à Deauville, et mesure 25 kilomètres, formant une incroyable toile d’araignée sous-marine.
Pour qu’il soit efficace, il est indispensable qu’il reste intact et pour éviter qu’il puisse être tronçonné par des sous-marins en surface, des batteries sont installées sur la côte : au Havre, à Sainte-Adresse et, au sud de l’estuaire, à Bénerville, Cabourg et Ouistreham.
Des blessés normands sont évacués dans des ambulances hippomobiles sur le front d’Ypres, durant l’hiver 1914-1915. (© IWM).
C’est une division territoriale normande et bretonne qui a la malchance d’être soumise à la première attaque au gaz de l’histoire, le 22 avril 1915, au nord d’Ypres, en Flandre. (Coll. Ysec Éditions) |
Des fantassins par milliers
La Normandie, comme les autres régions de France, est une grande pourvoyeuse de fantassins et aussi, dans une moindre mesure, de cavaliers. Les régiments d’infanterie d’avant la Première Guerre mondiale recrutent leurs effectifs dans des zones géographiques précises. Voici la liste des régiments d’active recrutés en Normandie :
2e RI : Granville, Manche ;
5e RI : Falaise, Calvados, et Paris ;
24e RI : Bernay, Eure et Paris ;
25e RI : Cherbourg, Manche ;
28e RI : Évreux, Eure et Paris ;
36e RI : Caen, Calvados ;
39e RI : Rouen, Seine-Inférieure ;
74e RI : Rouen, Seine-Inférieure ;
119e RI : Lisieux, Calvados et Paris ;
129e RI : Le Havre, Seine-Inférieure ;
136e RI : Saint-Lô, Manche.
Il faut savoir que chaque régiment d’active possède un régiment de réserve, dont le numéro découle de celui d’active. Il suffit d’ajouter 200 : ainsi, le 202e RI est le régiment de réserve de Granville, le 274e, celui de Rouen, etc.
Tranchée avancée dans le bastion du Luxembourg, près de Loivre. Ces deux poilus appartiennent au 39e RI. (Coll. Bruno Nion) |
UN EXEMPLE, LE 39e RI
Les régiments d’infanterie normands ont été engagés dans les pires batailles de la Grande Guerre : celles des frontières, de la Marne, la Course à la Mer, Ypres, l’Artois, la Champagne, Verdun, le Chemin des Dames, pour n’en citer que quelques-unes.
Plutôt que de nous lancer dans une énumération fastidieuse, nous préférons donner l’exemple du 39e RI, régiment rouennais, dont l’historique très détaillé a était publié chez Ysec par Bruno Nion. L’auteur a fouillé les documents d’archives et les collections privées pour réaliser un tableau d’ensemble de l’engagement du régiment. Les témoignages sont nombreux et donnent un éclairage remarquable à l’aventure terrifiante des soldats. Aussitôt après la mobilisation, le régiment se porte vers le nord. Il n’est pas encore en Belgique qu’il doit se replier et connaît son premier grave engagement durant la bataille de Guise, le 29 août 1914. Vient ensuite la Marne, où le 39e RI perd environ 970 hommes, soit le tiers de ses effectifs, déjà amoindris par la retraite et le combat de Guise.
Après la victoire de la Marne, le régiment repart en avant, mais il est bientôt arrêté devant le fort de Brimont, près de Reims. L’adjudant Cauchy relate la journée du 13 septembre :
« Au bataillon engagé à notre droite, les sections purent à peine se déployer et il y eut beaucoup de tués. L’un des survivants d’une patrouille me raconta comment, tapi au fond d’un trou, il avait pu demeurer toute la journée entre les lignes. Les tués, des fractions les plus avancés, étaient criblés de balles. Un de mes camarades avait, m’a-t-on dit, la tête comme une passoire (…) Un sous-officier brancardier me raconta que le matin, en recherchant des blessés sur le champ de bataille, il avait trouvé des morts abrités derrière des petits tas de paille d’avoine, tenant encore, dans leurs mains crispées, des lettres et des photos qu’ils avaient voulu revoir ou essayé de revoir avant de mourir ».
Dans la soirée du 17 septembre, le 1er bataillon du 39e reçoit l’ordre de se porter à Courcy. Là, une attaque allemande survient en pleine nuit et dans la confusion la plus totale. Pour éviter les tirs français, les Allemands se font passer pour des Anglais, aux cris de « Moi, Anglais ! » Ceci provoque un net flottement et les soldats cessent le feu, refusant de le reprendre malgré les ordres des officiers. Finalement, les Allemands entrent dans le village. L’adjudant Cauchy écrit : « Soudain l’ennemi, balayant les fractions installées sur le pont, entra en masse dans le village. Allemands et Français s’y trouvèrent bientôt mélangés dans la nuit noire. Et alors les commandements se succédèrent en français ou en allemand sans parvenir à rallier les uns ou les autres. Nos soldats et leurs ennemis étaient entassés, se battant à coups de crosse, à coups de baïonnettes et même à coups de poings ». Courcy, perdu, ne sera repris qu'en 1917. Ne pouvant plus espérer déborder l'adversaire, les deux belligérants s'enterrent dans des tranchées. Ils n'en sortiront qu'en 1918.
En février 1915, quelques jours avant l’attaque du bois du Luxembourg, le général Mangin, qui commande la division dont dépend le 39e RI, observe les lignes allemandes. Il est tête nue, à droite. Le général Tassin, à gauche, commande la 10e brigade. (Coll. Charles Gibon Guilhem, via Bruno Nion)
La guerre des tranchées
Contrairement à une idée reçue, la guerre de positions est moins coûteuse en vies humaines que la guerre de mouvement. Mais les conditions de vie et de combat sont atroces et l'impression d'inutilité des opérations mine le moral des combattants. En outre, les pertes sont démesurées en regard des gains obtenus.
À ce titre, l'affaire du bois du Luxembourg, près de Loivre, le 15 février 1915, est exemplaire de l'inutilité du massacre. Bruno Nion, à l'aide de plusieurs témoignages, donne une terrifiante vision de l'attaque. Il s'agit de s'emparer d'un petit bois qui borde le canal de l'Aisne à la Marne. Pour une fois, la préparation d'artillerie est bien dotée en munitions : 15 000 obus, pour 75 canons. Marcel Ricois raconte :
« 11 heures. Le feu d'artifice se déclenche. Promis. Inimaginable. Sifflements d'obus dans toutes les directions, éclatements saccadés, détonations sèches puis sourdes ; fumées ; c'est assourdissant. La batterie de Cauroy devant nous crache sans interruption. On distingue le feu sortant de la gueule de toutes ces pièces (…)
L'attaque se produit [à midi]. La canonnade ralentit, mais bientôt la fusillade commence. Les messages parviennent, les choses ne se passent pas mal au début. La 1re compagnie occupe le bois, sauf sa partie extrême gauche tenue par une mitrailleuse que l'artillerie ne peut pas faire taire. La première tranchée allemande est prise sans trop de mal. Abrutis par le bombardement, les occupants n'ont pas fait une grande résistance. Pas de quartier, et à part deux prisonniers que l'on ramène par le ruisseau pour l'interrogatoire, tout le reste est tué à coups de revolvers et à la baïonnette ».
Ce début prometteur n'est pas suivi du succès. La 5e compagnie parvient presque au canal, mais elle est finalement arrêtée, tandis que la riposte de l'artillerie allemande débute. Bientôt, les deux compagnies de tête sont isolées, les Allemands ayant réapparu sur leurs arrières en utilisant un souterrain. Elles sont forcées de capituler à seulement 150 mètres des lignes françaises. Aucune aide n'a pu leur être apportée car le chaos règne dans les tranchées normandes :
« Il devient impossible de circuler ; il y a des tués partout, les blessés poussent des cris et des gémissements. Il faut monter sur eux et sur les cadavres, car il se produit des mêlées et des bousculades. Les blessés (…) gisent épars, garnissant toute la plaine. On distingue des grappes entières et des lignes de morts. Un grand nombre dans leur position d’attaque : le sac au dos, le fusil à la main (…) On entend de toutes parts les appels des blessés. À la faveur de la nuit, ceux qui sont restés derrière le remblai se replient en rampant. Il n’y en a plus qu’un bien petit nombre. Il leur faut traverser le champ de cadavres, et ils croient revenir d’un enfer. Certains marquent des signes de folie. Ils déclarent l’impossibilité de reprendre l’attaque et confirment que la position est imprenable. Du reste, à cette heure, on a conscience des pertes. Chez nous, au 1er bataillon, il reste 200 hommes environ. Le 5e et le 148e sont éprouvés dans les mêmes proportions. Les pertes générales s’élèvent environ à 2 000 hommes. Tués, blessés et prisonniers. C’est un échec complet. Nous n’avons pas gagné un pouce de terrain ».
La guerre des tranchées n’en est alors qu’à ses débuts et va encore durer quatre longues années, pas seulement pour le 39e RI, bien entendu, mais aussi pour tous les autres régiments d’infanterie, normands ou non. Cet historique du 39e nous rappelle à tous ce que fut la Grande Guerre.
Le cimetière du Luxembourg, au bord de la route nationale n°44. (Coll. Charles Gibon Guilhem, via Bruno Nion)
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