Gravure de l'expédition de Jean de Béthencourt en 1402. (Le Canarien. Histoire de la conquête des Canaries par Jean de Béthencourt et Gadifer de La Salle, rédigée en partie par Pierre Bontier, moine de Saint-Jouen de Marnes et Jean Le Verrier, prêtre. Egerton 2709 - f.2r © Bristish Library.)
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Jean de Béthencourt, seigneur de Grainville-la-Teinturière, en pays de Caux, partit en 1402 conquérir et coloniser les Canaries pour le roi d’Espagne. Ce Normand aventureux sera « roi des Canaries », de cet archipel paradisiaque situé au large du Sahara occidental. Les Canariens se souviennent encore de ces racines normandes et des Cauchois ont créé un jumelage entre Grainville et Betancuria. Une formidable épopée trop mal connue.
Jean IV de Béthencourt est né en 1362 au château de Grainville-la-Teinturière, fils de Jean III de Béthencourt et de Marie de Braquemont. Son frère, Regnault IV, naît probablement en 1364. Leur père est tué le 16 mai 1364 à la bataille de Cocherel, sous les ordres de Du Guesclin. En 1377, à l’âge de quinze ans, Jean IV de Béthencourt entre au service du duc d’Anjou, frère aîné du roi Charles V. Sa mère décède vers 1382. Après être entré au service de Louis de Valois, futur duc d’Orléans, il participe à une expédition en Berbérie d’avril à novembre 1390 sur les côtes d’Afrique du Nord avec Gadifer de la Salle ; c’est probablement à ce moment qu’il entend parler de l’importance des Canaries. En 1392, à 30 ans, il épouse Jeanne du Fayel. À cette époque, il est chambellan du roi Charles VI.
Un Génois, Lanzaroto Malocello (francisé en Lancelot Maloisel), avait séjourné en 1312 à Lanzarote qui lui doit son nom. Béthencourt avait dû entendre parler de cette expédition en 1390 et de la présence de l’orseille sur ces îles, un colorant (un lichen) rare et cher qui pouvait être du plus haut intérêt à Grainville-la-Teinturière. En 1339, le majorquin Angelino Dulcert avait dessiné la première carte donnant un tracé convenable des Canaries. Après avoir probablement étudié de tels documents et avoir décidé de son expédition, Béthencourt disposait du soutien de son cousin, Robert de Braquemont, qui avait été envoyé en Castille en 1386 pour aider le roi Jean II ; il assurera le financement de l’expédition de Jean de Béthencourt (7 000 livres) contre une hypothèque sur ses biens. Ambassadeur de France en Castille à partir de 1405, Robert de Braquemont aidera Jean de Béthencourt dans ses relations avec l’Espagne. En fait, d’après Moreri, le roi de Castille Henri III aurait confié en 1401 la conquête des Canaries à Robert de Braquemont qui en donna la commission à Jean de Béthencourt, son parent. Par ailleurs, Harfleur était alors un port très fréquenté par les marins castillans.
Grainville la Teinturière aujourd’hui. Le bourg de Grainville la Teinturière est groupé autour de son église Notre-Dame près de laquelle se trouve le site de l’ancien château (motte féodale surmontée d’un colombier). Jean de Béthencourt n’a pas connu l’église actuelle qui a remplacé vers 1700 un édifice gothique du XIIIe siècle. Il a été inhumé en 1425 dans le chœur de l’ancienne église ; la tradition affirme qu’il repose sous la grande dalle de pierre (la seule dans l’église) qui se trouve face à l’entrée du chœur de l’église actuelle. (Photo Éric Bruneval © Patrimoine Normand.)
L’épopée de Jean de Béthencourt nous a été relatée avec un luxe de détails, dans un manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Rouen : « Le Canarien ». Il est l’œuvre de Jean V de Béthencourt (1432-1505), fils de Regnault de Béthencourt et neveu du conquérant des Canaries et il date des environs de 1490. Il a été écrit avec l’aide et les témoignages du frère Bontier et du prêtre Jean Le Verrier. C’est un formidable récit d’aventures, près d’un siècle avant les exploits de Christophe Colomb. Mais que sont alors ces îles lointaines ?
Les armoiries de Jean de Béthencourt figurées dans la seule lettre décorée du manuscrit dit « Le Canarien » conservé par la Bibliothèque Municipale de Rouen. Description : « d’argent au lion de sable, lampassé de gueules ». La devise de Jean de Béthencourt était : « De forti, dulcedo », qui peut se traduire par « La force dans la douceur ». (Le Canarien. Histoire de la conquête des Canaries par Jean de Béthencourt et Gadifer de La Salle, rédigée en partie par Pierre Bontier, moine de Saint-Jouen de Marnes et Jean Le Verrier, prêtre. © BNF.)
Les Iles Fortunées
Dans l’Atlantique, au large des côtes de l’Espagne et de l’Afrique du Nord, trois archipels volcaniques se dressent au-dessus des flots : deux étaient inhabités à l’arrivée des colons européens (Madère et les Açores), un autre (les Canaries) était habité par une population préhistorique.
L’archipel des Canaries, formé de sept îles et de six îlots, est situé au large des côtes de l’Afrique, à une centaine de kilomètres seulement à l’ouest du cap Juby et du Sahara occidental rattaché au Maroc. Les deux îles les plus proches de l’Afrique, Fuerteventura et Lanzarote, sont sèches et arides à cause des pluies rares. Par contre, le relief volcanique des cinq îles occidentales (Grande Canarie, Tenerife, Gomera, La Palma et Hierro) est beaucoup plus accidenté et retient les nuages qui leur procurent humidité et végétation luxuriante. A Tenerife, le pic du Teide, un volcan, atteint 3 717 mètres. À la Grande Canarie, le Poza de las Nieves culmine à 1 950 mètres et, à La Palma, le Roque de los Muchachos atteint 2 423 mètres. Quant à Hierro et Gomera, ces îles sont bordées de falaises abruptes et les routes qui les parcourent actuellement sont souvent vertigineuses. La végétation est riche et originale. Ainsi, le dragonnier est un arbre très particulier qu’on ne trouve qu’aux Canaries. Avec son tronc noueux et ses branches courtes en buissons, couronnées de feuilles en fer de lance, cet arbre peut vivre des milliers d’années. L’Icod de los Vinos, à Tenerife, serait âgé de 2 500 ans. D’autres arbres, comme le pin aux aiguilles creuses qui retiennent l’humidité, sont parfaitement adaptés à l’archipel. Quant à la faune, on n’y trouve aucun serpent ou, comme le notera Béthencourt, aucune bête à venin. Son climat chaud et maritime en font un lieu de séjour très agréable qui, à l’époque actuelle, a créé les conditions d’un grand essor touristique.
L’existence de ces îles est connue dès d’Antiquité, mais elles restent mystérieuses. Au VIIIe siècle avant notre ère, Hésiode y situe les limites du monde. Les Égyptiens les auraient longées vers 680 avant notre ère. Elles auraient été explorées au Ier siècle de notre ère par le fils du roi Juba II de Mauritanie. Plutarque, Pline parlent des îles Fortunées, de la Canaria où vivent des chiens sauvages, de l’Ile de Panyre (Fuerteventura), des baleines qui nagent dans ces eaux. Ptolémée (IIe siècle de notre ère) parle de Pluralia (à cause de l’abondance des pluies, il s’agit de Hierro). Mais il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’on reparle de cet archipel, de ces îles Fortunées.
Des carreaux de faïence montrent les Guanches vêtus de peaux de chèvre écrasant des céréales et faisant cuire leur repas à l’abri d’une caverne. D’autres gardent les troupeaux. Puis arrivent les conquérants. (© Patrimoine Normand.)
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Les Guanches
Ces îles étaient habitées dès avant l’Antiquité par une population préhistorique de « type Cro Magnon » apparentée aux Berbères, les Guanches. On peut établir la réalité de ce type humain d’après les nombreux descendants de Guanches dans la population actuelle, souvent métissée avec les conquérants espagnols, ou normands, mais aussi par les nombreuses momies retrouvées sur l’archipel. Les Guanches avaient en effet l’habitude de momifier leurs morts, lavant les corps, les exposant ensuite au soleil avant de les embaumer, de les enduire d’herbes aromatiques et de les envelopper dans des peaux puis de les cacher dans des cavernes. Dans les îles de l’ouest, on trouve des types de haute stature, avec les cheveux clairs et les yeux bleus et brillants. En revanche dans les îles orientales, les individus sont très bruns, plus petits, avec des pommettes marquées. Le terme Guanche vient de Guan qui désigne un homme sur l’île de Tenerife, mais pas sur les autres îles car il y a en effet des différences de dialectes assez prononcées dans la langue des « Guanches » d’une île à l’autre. Ainsi, à Tenerife, un « roi » se dit Mencey et Guanarteme sur la Grande Canarie. Le « dieu » se dit Achaman à Tenerife et Alcorac sur la Grande Canarie. Ces dialectes auraient des rapports avec les dialectes berbères, ainsi d’après l’historien canario José Luis Concepción, à Fuerteventura, on dit Temesen pour une « plaine aride et un village » et Themsna est un désert dans les dialectes berbères de Gadanes, ahemon désigne « l’eau » à Lanzarote et Hierro, amon a le même sens à Schilah en pays berbère. Aho désigne le « lait » à Lanzarote et la Grande Canarie, de même pour agcho ou agho à Schilah, tigot désigne le « ciel » à La Palma et comme à Schilah, tihaxa est un « mouton », thikhsi dans les langues berbères. À la fin du XIXe siècle, 2 909 mots guanches avaient survécu ; il s’agit d’une langue agglutinante. Le texte d’une formule de serment nous montre à quoi elle ressemblait : « Agône yacoran yñatzahana chacoñamet » ce qui signifie « je jure par l’os de ce jour par lequel tu deviens grand ». Un mot qui s’est maintenu dans la langue actuelle est gofio, il désigne le « plat national canarien = une sorte de galette qui est à la base de la nourriture.
À l’arrivée de Béthencourt, les Guanches sont encore dans une civilisation préhistorique. Ils ne connaissent pas les métaux et utilisent des outils en pierre, des lames d’obsidienne aiguisées pour couper, des tabonas. Ils ont aussi des épieux de bois (magado à la Grande Canarie ou tezzeses à Fuerteventura). Par contre, ils ont de la vaisselle en argile modelée (ganigo). Ils écrasent leurs grains pour faire de la farine avec des meules en pierre. Ils sont habillés de vêtements en peaux de chèvre (tamarco : vêtement de cuir) et utilisent des sacs faits avec ce type de cuir. Ils habitent dans des cavernes ou dans des cabanes en pierres sèches recouvertes de chaume.
Les îles étaient partagées en royaume. Sous l’autorité des rois (menceys à Tenerife où il y avait neuf royaumes), il y avait des nobles (achimenceyes à Tenerife), des petits nobles (achiciquizos à Tenerife) et le peuple (archicaxnas). Seuls les rois et les nobles portaient la barbe et les cheveux longs, les hommes du peuple avaient le visage et le crâne rasés. Le système était patriarcal. Les nobles étaient propriétaires des troupeaux, les paysans élevaient des moutons, des chèvres, des porcs et des lapins. Les femmes étaient chargées de l’agriculture pratiquée avec des instruments en obsidienne, en bois ou en os. Les Guanches pêchaient peu, mais avec une technique originale puisqu’ils empoisonnaient les poissons avec une substance engourdissante extraite de l’euphorbe qui amenait les poissons à la surface de l’eau. Il y avait des prêtres (faycans à la Grande Canarie) et des vierges sacrées (harimaguadas) menant une vie retirée dans des grottes ; elles devaient être robustes et corpulentes et accorder leurs premières faveurs aux rois.
Malgré une nourriture très frugale, surtout gofio et fromage de chèvre, les Guanches étaient très agiles et robustes. Marchant pieds nus dans les cailloux, ils sautaient par-dessus les ravins avec de longues perches de bois, le relief des îles étant très accidenté. Pour communiquer d’un versant d’une vallée à l’autre, ils utilisaient un sifflement modulé permettant d’envoyer des messages. De nos jours, ces usages se sont maintenus sur l’île de la Gomera plus isolée derrière ses falaises ; on utilise encore des bâtons pour surmonter des obstacles et surtout, le silbo (langage sifflé) est encore utilisé. C’est ce petit éden doté d’une civilisation étonnante que Béthencourt allait découvrir. Ne disposant pas de bateaux, les indigènes vivaient en vase clos.
Les Canaries sont au large des côtes de l’Afrique. Les noms sont ceux donnés par les conquérants normands dans le « Canarien » et, entre parenthèses, les noms actuels. (Carte Franck Richard © Patrimoine Normand.)
Au large des côtes d’Afrique
Après avoir quitté son château de Grainville, Jean de Béthencourt rejoint le port de La Rochelle avec quelques seigneurs et compagnons normands ; il y retrouve Gadifer de la Salle, seigneur gascon qui, avec d’autres Gascons, se joint à son projet d’expédition. Le départ a lieu de La Rochelle le 1er mai 1402. En raison des vents contraires, il faut attendre au nord-ouest de l’Espagne, à Vivero, puis les navires rejoignent la Corogne, longent les côtes du Portugal et arrivent à Cadix. Craignant de manquer de vivres, disant qu’on les « mène mourir » certains marins quittent l’expédition. Leur nombre tombe de 80 au départ à 53.
Au bout de huit jours, les navires arrivent devant Graciosa, petite île située au nord de l’Ille Lancelot (actuellement Lanzarote). Le roi de cette dernière, Guadarfia, se soumet sans difficulté à Béthencourt. Dans la langue des indigènes, l’île est nommée Titeroyugatra. Au sud de l’île, Béthencourt fait ériger un premier château qu’il appelle Rubicon. Il en confie le commandement à Berthin de Berneval, seigneur cauchoix, et se rend avec Gadifer sur l’île suivante située au sud, l’Ille d’Erbane ditte Fortaventure (actuellement Fuerteventura). Mais ils n’y rencontrent personne ; la population s’est réfugiée dans le sud de l’île à l’arrivée des navires. Ce dernier va alors repartir pour l’Espagne afin de demander au roi des renforts et des vivres ; Gadifer restera sur place.
Chapitre XLV du « Canarien » : « Comment Mons de Béthencourt arriva a Rubicon en l’ille Lancelot et la chere que on luy fit. » (Le Canarien. Histoire de la conquête des Canaries par Jean de Béthencourt et Gadifer de La Salle, rédigée en partie par Pierre Bontier, moine de Saint-Jouen de Marnes et Jean Le Verrier, prêtre. © BNF.)
Le royaume des Canaries
Mais les dissensions entre Normands et Gascons vont perturber les débuts de la jeune colonie. Dès avant le départ de La Rochelle, Berthin de Berneval avait déjà créé un « clan » ; il n’aimait pas Gadifer et avait attisé la discorde entre les Normands de Béthencourt et les Gascons de Gadifer. Gadifer a cependant toujours confiance en Berthin de Berneval et, lorsque le navire « Morelle » arrive, il l’envoie négocier avec son capitaine. Berthin de Berneval tente de monter une expédition pour son compte mais, par fidélité pour Béthencourt, le capitaine du « Morelle » refuse. Berthin organise alors un complot contre Gadifer avec, pour complices, Pierre de Liens, Augier de Montignac, Siot de Lartigue, Bernard de Castelnau, Guillaume de Nau, Bernard de Mauléon dit le Coq, Guillaume de Salerne dit Labat, Morelet de Courrouge, Jean de Vidouville, Bidault de Hornay, Bernard de Montauban et Jean Lalieu (d’Aunis).
De leur côté Gadifer, Remonnet de Lavedan et quelques autres vont sur la petite Ille de Loupes (île de Lobos), afin de se procurer des peaux de « loups marins » pour se fabriquer des chaussures. À court de vivres sur cette île déserte et sans « yaue douce », Gadifer envoie Remonnet au château de Rubicon pour s’y ravitailler. Là, il apprend que Berthin est parti à Graciosa avec ses complices pour parlementer avec le capitaine du navire « Tranchemar ». Avec ses compagnons, Berthin se rend à Grant Aldée (Teguise) pour rencontrer le roi et l’assurer de sa protection. Mais, pendant leur sommeil, il surprend le roi et ses gens, et les capture ; il les amène sur le navire espagnol « Tranchemar » qui moui...
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