Bohémond de Tarente ou de Hauteville ou encore Bohémond Ier d'Antioche le Grand, prince de Tarente et prince d'Antioche. (Coll. Patrimoine Normand)
Après la conquête de la Sicile, l'un des descendants de cette famille issue de Hauteville-la-Guichard, fonda la principauté d'Antioche qui dura près de deux siècles.
Un conquérant « méconnu »
En septembre 1066, Guillaume le Conquérant, septième Duc de Normandie, fît la conquête de l'Angleterre. Le 25 décembre de la même année, il était sacré et couronné : Roi d'Angleterre.
À la même époque un modeste seigneur normand, Tancrède de Hauteville (la Guichard) engendre de ses deux épouses successives, Murielle et Fressende, treize fils dont trois, contraints de chercher fortune au-delà des mers, devaient acquérir une certaine célébrité.
On connaît l'histoire de Guillaume « bras de fer » qui fît la conquête des Pouilles au sud de l'Italie, celle de Roger, Grand Comte de Sicile en 1101, père du premier Roi de Sicile, fondateur d'une dynastie qui compta cinq rois (1101-1194) (voir tableau généalogique), celle de Robert Guiscard, duc de Pouilles, de Calabre et de Sicile (1020-1085) qui rêve de ravir à Alexis Comnène, l'empire Byzantin. Mais, à cause des vicissitudes de l'histoire, et malgré des sources fiables et solidement étayées, on ne sait rien ou presque, de son fils, Bohémond Ier le « conquérant oublié » : qui fondera dans la lointaine Cilicie, aux pieds du Mont Silpius, sur la rive gauche de l'Oronte, la principauté d'Antioche où sa famille régna durant sept générations de 1098 à 1287, c'est-à-dire environ deux siècles !… Ce territoire est actuellement partagé entre la Turquie et la Syrie.
Carte de l’ancienne principauté d’Antioche et du comté d’Edesse. (DAO Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand)
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D'abord l'Albanie
On ne sait si Anne Comnène, la fille de l'Empereur byzantin, Alexis (1081-1118), est objective lorsqu'elle écrit dans ses « mémoires » que Robert Guiscard de Hauteville, « ce redoutable bandit » quitta un jour sa Normandie natale avec « cinq ou six cavaliers et trente hommes de pied ». Quoi qu'il en soit en cette fin du XIe siècle, le même personnage avait rassemblé en Italie du Sud une armée « innombrable » capable de faire trembler Constantinople.
Il est certain aussi qu'entre-temps, ce Normand, « de naissance obscure » dont elle reconnaît par ailleurs la froide détermination et l'audace avait assassiné son beau-père, trahit le pape, recruté en Apulie et Lombardie tout ce qui était capable de porter les armes quel que soit l'âge. Ceux dont la saison était capable de porter les armes quel que soit l'âge : « Ceux dont la saison était passée comme ceux qui n'étaient pas encore mûrs ».
Il est vrai qu'il les jeta un jour, sur les champs de bataille d'Asie Mineure et qu'il fut avec son fils Bohémond, le cauchemar de l'empereur, tout au long de son règne.
La personnalité de Robert Guiscard a souvent effacé dans l'Histoire le rôle de son fils. Ce dernier fut pourtant directement associé à la campagne anti-byzantine de son père en Epire et Macédoine de 1081 à 1085. Il commanda la marine à la bataille de Qëpi i Pallës (Albanie actuelle), débarqua à Butrint, prit Vlorë, Jéricho, Kanina, participa au siège de Dyrachium (actuellement Durrës). Ces épisodes de sa vie sont attestés dans certaines chroniques ou chansons de gestes byzantines et franques de l'époque : telles, « l'Alexiade » la « Chanson de Roland » : la ballade de Florian le Franc, insérée dans le cycle des « gagneures chevaleresques » de la littérature albanaise ancienne où pour une fois, on ne parle pas de guerre mais d'un défi que se lancent deux chevaliers étrangers : un Turc et un Normand pour les beaux yeux d'une jolie Albanaise, Aike, inflexible gardienne du droit « coûtumier » et de l'honneur conjugal. Dans l'« Histoire d'Albanie » de l'Université de Tirana, éditée en 1967, les auteurs évoquent le premier assaut des Normands en mai 1081 à Vlorë, Kanina, Géricho, Butrint, l'importance des forces de débarquement sous les ordres de Bohémond, la succession de défaites et de victoires, finalement la prise de Durrës, le 14 février 1082 et la poussée normande vers Ochrid et Ganina. Bohémond quitta l'Albanie en 1083 mais il y revint plusieurs fois, par la suite.
Il s'était révélé lors du blocus de Durrës notamment un habile ingénieur militaire, expert dans l'art de construire et de manœuvrer les hélipoles et les catapultes qui eurent un moment raison de « l'imprenable » citadelle.
La maîtrise de ce poste militaire avancé de l'empire byzantin en Occident assurait en effet au vainqueur la disposition d'un arrière-pays fertile, le contrôle de la côte adriatique et des mouvements de la marine vénitienne, la sécurité de débarquement de nouveaux renforts. Malgré tous ces exploits, cela n'empêcha pas l'échec de cette première expédition et la fin du rêve d'un état balkanique normand.
Mais, quinze ans plus tard, quand les « croisés » décidèrent de cheminer vers Constantinople pour libérer Jérusalem, ils se présentèrent à nouveau devant Vlorë et Durrës.
Neuf siècles après, les deux cités gardent la même importance stratégique.
AU XIe SIÈCLE, DÉJÀ L'ISLAM ET LA DIJHAD
En 1095, lorsque les chefs de la première croisade, Godefroy de Bouillon, Raymond de Saint-Gilles, Adhémar du Puy et Bohémond débarquèrent en Epire, ce dernier avait au moins sur les autres, l'avantage de la connaissance des lieux.
Il mettra son expérience et son génie militaire au service de la première croisade. Il attachera son nom aux batailles de Nicée, Dorylée contre les Turcs, à la prise d'Antioche, à la création d'une dynastie qui règnera deux cents ans sur cette province franque des bords de la Méditerranée orientale. Durant la dernière décennie du XIe siècle en effet, le danger ne venait plus des Byzantins mais de l'Islam qui avait repris sa marche en avant, sous la bannière de l'expansionnisme turc.
Le troisième sultan Seldjoukide, Melik-Châh, avait un jour trempé son sabre dans les eaux de la Méditerranée. Pour ce petit-fils de pauvres nomades kirghizes, né dans une yourte des âpres solitudes d'Asie Centrale, quelle revanche sur le destin !
Ce geste symbolique consacrait la prédominance de sa race sur les trois-quarts de l'Asie Mineure, sonnait le glas de l'empire byzantin et des khalifats chiites d'Arabie ou d'Égypte.
La montée de cette nouvelle race « impériale » ne manquait pas d'inquiéter l'Occident chrétien.
Dans ses méditations solitaires du palais de Latran, ou son exil de Salerne, le Pape Urbain II suivait les événements et ne fut pas long à conclure que le temps était venu de faire entrer en scène les Francs et les Normands dont les vertus guerrières s'étaient déjà révélées en Espagne et en Sicile dans la lutte contre les « infidèles ».
Le 27 novembre 1095, à Clermont, il appela la chrétienté aux armes et à la libération des « lieux saints ». La croisade était née : Vaste expédition politico-religieuse et militaire où tous les éléments et les objectifs se confondaient à la fois ou émergeaient tour à tour, au gré des hommes et du destin.
Le moment n'était pas mal choisi pour cet appel à la mobilisation. S'il s'était produit quelques années plus tôt, le grand empire des seldjoukides était encore debout et le sort de la première croisade eût été différent. Mais la fortune avait déjà tourné.
À l'heure où le Pape dressait le monde latin contre l'Islam, le sultan Melik-Châh était mort et ses héritiers s'épuisaient à se disputer les provinces du royaume. Les croisés allaient pénétrer dans un empire en désarroi, comme naguère en Occident, où les invasions normandes étaient survenues en pleine décadence carolingienne.
Les chefs de la première croisade. (DR)
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BOHÉMOND DANS LA « GUERRE SAINTE »
Pourtant, la première croisade ne fut pas une « petite entreprise ». Sans préparation, sans organisation, sans encadrement militaire, elle eût été condamnée à la faillite comme le fut la croisade populaire de Pierre L'Ermite qui se termina par l'hécatombe d'Hersek en octobre 1096 où les Turcs massacrèrent 15 000 pèlerins.
Il ne suffisait pas des capacités personnelles, ou du génie politique d'un pape, il fallait trouver des troupes aguerries et solides capables d'encadrer les « croisés », de manier la hache ou l'Harbalète, d'utiliser toutes les machines de guerre et « l'artillerie » des catapultes, susceptible aussi de survivre en pays hostile, dans la rigueur du climat et de la nature anatolienne. Il fallait enfin des chefs expérimentés et motivés par la Foi ou l'Aventure.
Parmi les « Barons » de la première croisade, Bohémond fut peut-être le moins motivé par l'idéal religieux. Cependant, il avait été intimement associé aux objectifs politiques de son père et s'était senti trop près du but pour ne pas adhérer à cette épopée religieuse qui se confondait avec le service de sa propre ambition. Il n'a jamais confié à personne le rêve qui l'habitait. Les mobiles des hommes sont souvent imprévisibles, surtout à cette époque de guerriers sans remords pour qui le « pèlerinage » armé s'identifiait avec la « guerre sainte » et n'excluait pas la conquête de territoires. Il reprit donc un jour un itinéraire connu, et débarqua en Epire à la tête de la troisième armée des Croisés.
Il reprit donc un jour un itinéraire connu, et débarqua en Epire à la tête de la troisième armée des Croisés.
L'Empereur Alexis Comnène ne manqua pas de s'émouvoir lorsqu'il apprit que sous prétexte de « croisade », ses ennemis héréditaires réapparaissaient à l'horizon. Il lui fallut, sans doute, beaucoup de patience et de sagesse politique pour ne pas provoquer ni brusquer l'indésirable « baron » normand qui traversait ses terres pour combattre le Turc et libérer la « terre sainte ». Anne Comnène avait d'emblée percé les intentions du Normand lorsqu'à l'issue d'une entrevue avec son père, le Basiléus, elle écrit : « cet homme par nature était un coquin, plein de souplesse devant les événements, mais supérieur en audace à tous les latins qui traversaient l'empire. Il ne possédait pas le moindre apanage en Normandie ou ailleurs, il quittait son pays, en apparence pour vénérer le saint Sépulcre, en réalité pour se tailler une Principauté et même, si cela lui eût été possible, s'emparer de l'empire des Romains ».
Juin 1097, le siège de Nicée - les Turcs préférèrent se rendre à l'armée byzantine plutôt qu'aux croisés. (DR) | Le 22 septembre 1097, prise de Tarse par Tancrède de Hauteville. Miniature in Roman de Godefroy de Bouillon et de Saladin, XIVe siècle. (© Bibliothèque Nationale Paris) |
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À la bataille de Nicée où il commandait le premier front, le 26 juin 1097, les Turcs préférèrent se rendre à l'armée byzantine plutôt qu'aux Normands ; Bohémond accompagné de Robert Courteheuse, duc de Normandie, entreprit alors la traversée du désert d'Anatolie en direction de Jérusalem.
Celle-ci fut particulièrement pénible. Elle confronta les croisés au terrible harcèlement et à la mobilité des cavaliers turcs qui les encerclaient, les attaquaient et disparaissaient. Mais chaque fois que Bohémond put réussir à les fixer et les contenir dans un endroit, choisi par lui, il les battit.
À la bataille de Dorylée, où il commanda l'aile gauche des armées, le 1er juillet 1097, les Turcs, reconnaissant la bravoure de l'adversaire déclarèrent « qu'à part les Francs et eux-mêmes, nul n'avait le droit de se dire chevalier ».
Ce fut ensuite la prise de Qonya (anciennement Iconium) le 15 août 1097 où les Normands trouvèrent une ville rasée, des citernes, détruites, tout ravitaillement brûlé.
Après la prise de Héraclée, le 15 septembre les armées se séparèrent. Une partie, avec Bohémond contourna le massif montagneux de l'Antitaurus, vers Césarée, une autre avec Tancrède, son neveu descendit vers la plaine de Cilicie et prit le port d'Alexandrette. Finalement les deux armées se réunirent à Antioche où elles entamèrent un siège qui dura sept mois.
Les croisés s'installent devant Antioche en octobre 1087. (© Assor BD)
Le siège d’Antioche. Miniature de l’Histoire d’Outremer de Guillaume de Tyr. XIIIe siècle. (Bibliothèque municipale, Lyon) | La reddition d’Antioche, les croisés entrent dans la ville. Miniature de l’Histoire d’Outremer de Guillaume de Tyr. XIIIe siècle. (Bibliothèque municipale, Lyon) |
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LA BATAILLE D'ANTIOCHE
Ce fut la « grande bataille » d'Antioche qui décida de la suite des événements et consacra Bohémond comme chef de guerre incontesté. Après bien des péripéties et de violents combats, des désertions, des trahisons et des famines aussi, la citadelle capitula. C'était la plus importante place forte d'Orient avec ses 360 tours. Selon l'histoire « anonyme » de la première croisade : « Cette ville était magnifique et grandiose. A l'intérieur de ses remparts il y a quatre montagnes énormes et un château remarquable… La cité possède trois cent églises et soixante monastères. Le patriarche a sous sa domination cent cinquante-trois évêques ».
À l'issue de la bataille, bon gré mal gré, ses compagnons remirent à Bohémond le sort de la ville dont il fera la capitale de la principauté franque la plus puissante du Levant. À son apogée elle couvrait environ vingt mille km2. Elle comprenait à l'ouest sur les côtes méditerranéennes une partie de la Cilicie, pays de saint Paul, s'étendait au nord jusqu'à Marash. A l'est, elle rejoignait le comté d'Edesse et atteignait au sud le château de Margat dans le comté de Tripoli.
Une partie de ces territoires se trouve actuellement en Turquie (région d'Antakya), l'autre en république arabe de Syrie (région de Latakya et Idlib).
Prise d'Antioche par les Croisés en 1098. Miniature de Jean Colombe tirée des Passages d'outremer de Sébastien Mamerot. (© BNF)
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Certains procédés de gouvernement et de guerre de Bohémond nous semblent aujourd'hui suspects ou redoutables, mais nous sommes au Moyen Âge dans une guerre de religion, dans une société féodale où la vie et les « droits » de l'homme ont peu de poids. On retrouverait autant de brutalités et de cruautés dans le palmarès de ses grands contemporains : Guillaume le Conquérant, Roger de Sicile ou son propre père, Robert Guiscard qui traita les Vénitiens, ses captifs, avec une cruauté sans pareille, en les aveuglant, leur coupant le nez, les mains et les pieds.
N'oublions pas non plus les premières bandes de « croisés » de Pierre L'Ermite qui se conduisirent dans les environs de Nicée comme des sauvages : « démembrant les enfants à la mamelle ou les enfourchant sur les perches ».
Lorsque l'on évoque nos temps modernes : la Bosnie, le Ruanda, l'Albanie des années 60 où sont les siècles de barbarie ?
Anne Comnène raconte qu'à l'époque du siège d'Antioche, on informa Bohémond de la présence d'espions Turcs déguisés en Arméniens, qui infestaient et infiltraient les arrière-gardes de l'armée franque. On ne savait comment s'en débarrasser. Bohémond s'en chargea magistralement.
Un soir à l'heure du dîner, il commanda à son cuisinier de préparer pour lui et ses officiers, un lot d'espions turcs récemment arrêtés. « On leur coupa la gueule, dit le chroniqueur, et on les embrocha pour les faire rôtir ».
À ceux qui s'inquiétaient de ces étranges préparatifs, Bohémond le plus naturellement du monde répondait : « On améliore l'ordinaire, en mettant les espions à la broche ».
Les candidats aux renseignements eurent vite fait de réaliser les risques du métier et à quel homme ils avaient à faire.
On reprocha souvent à Bohémond ses assauts de courtoisie et ses excès de cruauté. C'était un homme de son temps, d'un temps où l'on passait sans transition de l'excès de vice à l'excès de vertu. Il n'avait en ce domaine rien à envier au pape lui-même qui se permettait d'accueillir amicalement les ambassadeurs d'Henri IV d'Allemagne et de les renvoyer à leur maître après les avoir fait raser, tondre et émasculer. Ce comportement scandalisa la princesse Anne qui déclare : « Je souillerais ma plume et mon papier si je rapportais plus explicitement cet outrage inconvenant qui dépasse la barbarie ».
Lors de la troisième Croisade en 1099, Richard Cœur de Lion, Roi d'Angleterre, rassembla devant St-Jean d'Acre 3 000 prisonniers turcs et donne ordre de les égorger. Neuf cents ans après, dans cette même région du globe et ailleurs, peut-on dire que les choses aient vraiment changé ?
PRINCE D'ANTIOCHE
Comme ses pairs ou adversaires, Bohémond ne recula devant aucun stratagème, ruse de guerre, faux serment, embuscade ou compromis. Pour tromper l'adversaire, lors de son départ d'Antioche vers l'Italie, il ira jusqu'à se faire passer pour mort, en se faisant enfermer dans un cercueil. En dépit de ces procédés d'un humour douteux, Bohémond se révéla tout au long de la campagne et durant sa vie de gouverneur d'Antioche, un politique souple et avisé. Il jouera sur les dissensions qui divisaient le monde musulman en deux obédiences religieuses ennemies : le khalifat abasside de Bagdad reconnu par les Turcs et le califat chiite du Caire reconnu par les Arabes. Pour diminuer la tension turque sur Antioche, il encouragea l'entrée en guerre des Egyptiens contre les Abbasides et leur offrit en cadeau 300 têtes de Turcs, tués près du lac.
Durant la bataille, il soudoiera un chef militaire nommé Firouz qui lui livrera l'entrée de la citadelle. Il exploitera les erreurs tactiques de l'émir de Mossoul Koubourqa et finalement anéantira l'armée turque le 13 janvier 1099. Plus tard, tombé dans une embuscade aux mains de ses ennemis, il négociera, lui-même, sa propre captivité et sa propre libération.
La conquête d'Antioche et sa colonisation s'étendirent de 1098 à 1119. Elles produisirent les schémas de la colonisation normande en Italie et en Sicile. La disproportion des chevaliers par rapport à la population indigène était aussi énorme. On estimait à 500 seulement le nombre de chevaliers chargés de la défense et de l'administration de la principauté. Cette aristocratie militaire se contenta d'évincer ses prédécesseurs musulmans, d'occuper les châteaux-forts d'où elle dominait le paysage, contrôlait le territoire. C'est l'explication du nombre impressionnant de citadelles qu'elle consolida ou rénova à l'entrée des vallées, au bord de la mer, aux endroits stratégiques : tel le château de Saône, le château de Margat ou le Krak des Chevaliers.
Le pays était peu sûr, l'Orient demeurait étrange et hostile. Pendant longtemps il n'y eût pour Bohémond et ses hommes ni sécurité, ni paix. Sur chaque sentier un « assassin » de la secte ismaïlienne pouvait survenir. A tout moment le seigneur normand risquait de se réveiller pour combattre les raids ennemis. Sa compagne pouvait être amenée à défendre, seule, le château. Pour les chevaliers, la vie était précaire, mais ils le savaient.
L’une des rares monnaies attribuées à Bohémond Ier Le texte est en grec, comme pour celles du comté d’Edesse, elle est en cuivre et présente le buste du Christ sur une face et les initiales du nom d’Antioche (AN) ainsi que le nom de Bohémond (Boaimountos) sur l’autre face. (©Patrimoine Normand)
Autre monnaie attribuée à Bohemond Ier. Elle présente le buste de Saint Pierre, patron d’Antioche, sur une face et une croix pommetée au pied fleuronné accompagnée des quatre lettres BHMT sur l’autre face. (© Patrimoine Normand)
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« LES NORMANDS D'ANTIOCHE »
À Antioche, plus que dans tous les autres états francs du Levant, l'implantation normande fut importante. La majorité des barons inféodés par Bohémond viennent de Normandie où des deux-Siciles. On retrouve dans les chartes et archives de l'époque des noms qui nous sont familiers : Robert de Sourdeval tenait les fiefs de Laitor et Djahala.
Robert de Saint-Lô signa une donation dans le district de Delthium.
Guy Fresnel (de l'Orne) fut le suzerain de Roger de Florence dans le district de Hârim. Renaud de Saint-Valéry (-en-Caux) fut gouverneur de Hârim.
La famille des Loges (de Seine-Maritime) tenait des terres à Logis et Lattaquié.
Nous ignorons les fiefs, rentes ou offices que détenaient les de L'Isle (de la Hague) de Vieux-Pont (du Calvados), les Chevreuils, les de Chartres, de Barneville, de Hauteville (du Cotentin). Mais leurs noms figurent sur les documents de la Principauté.
Un historien anglais contemporain, Sir Stevan Runcinam leur rend ainsi témoignage : « Ils firent tout ce qu'ils purent pour s'intégrer à un pays qui ne les accepta jamais. A tout moment ils savaient que les réjouissances pouvaient être interrompues, que la vie était gaie, mais qu'elle était courte. Mais quand le malheur arriva, les chevaliers et leurs dames ne manquèrent pas de courage. Ils avaient goûté avec appétit aux choses agréables de la vie, ils affrontèrent leur destin avec résolution et fierté ».
À l'époque des Hauteville, des monastères et des abbayes qui furent autant de forteresses, s'implantèrent un peu partout. Comme les Princes normands d'Angleterre ou de Sicile, les Varègues du grand Duché de Kiev, Bohémond gouverna avec l'Église.
À côté de la hiérarchie orthodoxe, il introduit à Antioche une hiérarchie catholique latine qui joua un rôle non négligeable. Il est vrai que la ville avait une tradition chrétienne très brillante : ce fut le premier évêché de Saint Pierre, le pays natal de Jean Chrysostome, le point d'attache de Saint Paul. Ce fut enfin la deuxième capitale de la chrétienté, après Jérusalem et avant Rome.
Le service des pèlerins et les nécessités de la lutte contre les épidémies, furent à l'origine de fondations originales : l'Ordre des Hospitaliers et les Templiers qui associèrent la vie militaire à la vie religieuse, à la vie temporelle aussi.
Durant les croisades, Antioche et son port de Lattaquié connut une activité économique considérable.
Le transport des pèlerins, l'acheminement du ravitaillement, le commerce des produits orientaux attirèrent les marchands italiens, vénitiens en quête de comptoirs ou de privilèges.
Par sa situation au carrefour des routes et des fleuves, par son climat, ses jardins, sa vallée verdoyante qui enchanta les croisés, Antioche était destinée à devenir une capitale.
Malgré les rivalités internes et les pressions externes, Bohémond et ses successeurs contraignirent les Turcs et les Byzantins et aussi le Roi franc de Jérusalem, à accepter la Principauté comme un partenaire permanent dans la situation politique au Proche-Orient. Il sut déjouer les intrigues, garder l'équilibre entre les différentes factions religieuses ou civiles : musulmanes, grecques, arméniennes ou coptes. On ne connut à Antioche que deux rebellions de barons.
Le malheur voulut qu'un jour il fut repris par sa phobie antibyzantine, qui n'avait jamais cessé d'ailleurs de l'habiter et qu'il décida d'en découdre, une bonne fois pour toutes avec l'empereur de Byzance, en organisant contre lui une nouvelle « croisade ». Sans doute, aussi, son domaine lui semblait-il trop restreint pour son immense ambition.
Il quitta Antioche et s'embarqua pour l'Europe y chercher d'illusoires renforts, mais il ne réussit pas à enthousiasmer les foules à son projet. Malade et découragé il n'osa rentrer dans sa Principauté et mourut en 1111, en Italie du Sud, où son mausolée s'élève près de la cathédrale de Saint-Sabinus à Canosa de Puglia.
Malgré son caractère batailleur et ses procédés peu orthodoxes, Bohémond fut considéré par ses contemporains occidentaux comme le « héros-croisé » par excellence. D'après le récit d'Orderic Vital, quand la nouvelle de sa capture par les Turcs en 1100 parvint en Occident « l'église entière pria pour lui, implorant Dieu de le libérer de ses ennemis ».
Le plus bel hommage qu'on lui rendit, le fut par son ennemie intime, la princesse Anne Comnène, qui au fil des années avait appris à le connaître : « Sa vue inspirait l'admiration, son nom, la terreur… Il passait les plus grands d'une coudée ; mince du ventre, large des épaules et de la poitrine, il avait des bras vigoureux… parfaitement proportionné… Ses mains étaient larges, il avait une belle prestance. Son cou et son dos étaient compacts. En faisant bien attention on s'apercevait qu'il était un tant soit peu courbé. Cette particularité n'était pas due à une faiblesse des vertèbres mais sans doute à quelque malformation de naissance.
Sa peau était blanche bien que sur son visage le blanc se mêlat de rouge ; ses cheveux clairs étaient coupés « jusqu'aux oreilles », sa barbe rasée et son menton « aussi lisse que du marbre ». Son esprit et sa diginité transparaissaient à travers ses yeux clairs.
« Il se dégageait de lui un certain charme gâté par je ne sais quoi d'effrayant. Il émanait de lui quelque chose de dur et de sauvage, dû sans doute à sa stature imposante et à son regard : même son rire sonnait comme une menace. Sa constitution mentale et physique était telle qu'en lui le courage et l'honneur se mêlaient pour combattre. En tous lieux, son arrogance était manifeste. Il avait l'esprit souple, rusé, riche en subterfuges ; ses paroles étaient calculées, ses réponses toujours ambigües ».
Tancrède de Hauteville I Robert Guiscard
Duc des Pouilles
(1059-1085)
I
Bohémond Ier de Tarente
Prince d’Antioche
(1098-1104)
épouse Constance,
fille de Philippe Ier, roi de France
I
Bohémond II, Prince d’Antioche
(1126-1130)
épouse Alix, fille de Beaudoin II
roi de Jérusalem
I
Constana
épouse Raymond de Poitiers
I
Bohémond III
Prince d’Antioche
(1163-1201)
I
Bohémond IV
I
Bohémond V
Prince d’Antioche
(1233-1251)
I
Bohémond VI
Prince d’Antioche
(1231-1268)
I
Bohémond VII
Comte de Tripoli
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LA DYNASTIE DES « BOHÉMOND »
Son neveu Tancrède, qui, quelques années auparavant, avait déjà eu en charge l'administration du territoire, lui succéda. Il recula les frontières de la Principauté et y ajouta les villes de Misis, Tarse et Lattakié. Ce personnage pragmatique et souple que ses ennemis de la Djihad islamique appelaient : « le satan d'entre les Francs », sut pourtant mériter leur admiration pour son habileté et sa compétence. Son corps repose dans la cathédrale d'Antioche.
À la mort de Tancrède, les Hauteville continuèrent à assumer le destin de la Principauté avec Roger de Salerne (1112-1119) qui vassalisa l'État franc d'Alep, puis Bohémond II (1126-1130) qui fut tué en Cilicie et dont la tête embaumée fut envoyée comme présent au Kalife. Il était fils de Bohémond Ier et de Constance : fille du Roi de France Philippe Ier et petite fille d'Anne de Kiev, qui fut régente de France. Ainsi les Princes normands d'Antioche étaient à la fois les descendants des Varègues de Rurik et des Vikings de Rollon : symbiose unique probablement dans l'histoire de nos ancêtres.
Nous savons peu de choses de ses successeurs. Peu de documents survécurent à l'holocauste qui suivit la revanche islamique de la fin du XIIIe siècle.
De leur côté, les princes d'Antioche ne semblent pas avoir eu de chroniqueurs attitrés comme leurs pairs en Normandie, en Angleterre, en Sicile.
Bohémond IV, Bohémond V, Bohémond VI régnèrent de 1201 à 1275. Bohémond IV fut considéré comme un des plus grands juristes de son époque. C'est sous son Principat que furent composées « les Assises d'Antioche » (recueil de lois coûtumières).
En 1275, la Principauté subit l'assaut du Sultan Mamelouk, Baïkars qui obligea Bohémond VI à se retirer dans le Comté de Tripoli.
En 1287, à la mort de Bohémond VII, les bourgeois de la ville proclamèrent la déchéance de sa dynastie et affirmèrent leur volonté de se « gouverner eux-mêmes ». Mal leur en prît, car l'année suivante, 40 000 cavaliers et 100 000 fantassins mamelouks d'Égypte investissaient définitivement la dernière place franque du Levant, dans un massacre épouvantable.
LA DYNASTIE DES « BOHÉMOND »
Baïbars Ier, al Malik al Zahir, ancien esclave turc devenu Sultan d'Égypte mettait ainsi le point final à deux siècles de domination de la Maison Normande des Hauteville, et rayait pour toujours de la carte, l'existence de la Principauté. C'était la revanche impitoyable de l'Islam, aux compromissions des Francs d'Antioche avec les Mongols.
Mais depuis ce temps-là, à cause de cette épopée normande, en dépit des tourments et des péripéties politiques, il existe entre les anciens États francs de la Méditerranée Orientale, la Syrie du Nord et notre pays, une histoire, des souvenirs et des relations particulières qu'aucune idéologie ou puissance n'a pu effacer.
Ce fut l'insigne mérite de Bohémond d'avoir au XIe siècle voulu inscrire une page de notre Histoire sur cette terre « explosive » du Moyen Orient, qui fascina nos aïeux.
Retrouvez l'article intégral dans la version papier de PATRIMOINE NORMAND (n°15, juin-juillet 1997).
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