Le château de Falaise (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Avant la Saint Jean de l'année 1027, Robert se prend à rêver de puissance. La proximité de sa paternité lui monte-t-elle à la tête ? Car Herlève est bel est bien enceinte. Et à coup sûr d'un garçon : la belle en est certaine, et Robert en a tellement envie ! Il l'appellera Guillaume, comme son arrière-grand-père à la longue épée ! Et soudain, son fief lui semble dérisoire. Quand un héritier est sur le point de lui naître, devra-t-il se contenter des étroites limites de son comté d'Hiesmois ? Comme un gamin qui fugue sur un coup de tête, il décide alors de défier son frère aîné : le duc de Normandie.
- Gilbert ! Paysans et bourgeois murmurent contre Richard. Ne le nie pas : tu as dû le savoir avant moi. Je dois à mon peuple de le satisfaire, et de lui donner un duc à la mesure de ses espérances. Rassemble nos troupes, recrute tous les gens que tu peux trouver pour soutenir un siège. Des vivres et des armes ! fais monter les hourds (1) Je proclame Falaise capitale du duché !
- Pourquoi ici, Robert ? Tu es compte d'Exmes. C'est à Exmes que tu dois t'affirmer.
- Notre oncle Guillaume s'y est jadis retranché (2), et cela ne lui a guère réussi. Du reste, regarde : les remparts de Falaise viennent d'être renforcés. Non, ce sera ici, et nulle part ailleurs.
- Et puis, avoue-le : il y a Herlève...
- C'est vrai, je ne puis me résoudre à la laisser derrière moi. Son père est désormais mon chambellan. Ses frères Gautier et Osbern servent au château (3). La vie d'Herlève est ici. Ici je la protègerai, elle et sa famille.
Gilbert s'incline. Il ne cherche même pas à contester la décision de son cousin. De telles révoltes sont monnaie courante. Et le risque est minime : après sa tentative de prise de pouvoir, leur oncle avait été rapidement libéré, absout, et qui plus est, richement marié et fieffé, rien de moins que du comté d'Eu...
Richard III (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand). | Robert le Magnifique (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand). |
Richard III réagit fermement, mais sans hâte. Rien ne presse, la révolte est locale il prend de rassembler l'ost (4) de Normandie, et marchande son concours au turbulent Guillaume Talvas, le redoutable seigneur de Bellême. En cette première moitié du XIe siècle, rares sont les châteaux maçonnés (5) dans le duché. La connaissance qu'il en a fait de lui un incomparable allié. Pour prix de son aide, il lui promet les deux fiefs sur lesquels il règne déjà en brigand : Domfront et Alençon.
Intérieur du château de Falaise (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
En juillet, sur ses ordres, perrières et mangonneaux bombardent jour et nuit Falaise d'énormes blocs de roche. Espingales et catapultes propulsent des flèches enflammées grandes comme des troncs d'arbres. Face aux murailles, les truies (6) mettent les guerriers les yeux dans les yeux. Sous des pluies de pierraille, de bois et de plomb fondu, les béliers s'écrasent contre les portes de chêne du château. Les mineurs creusent des galeries, sapent les murs jusque sous leurs fondations.
Le siège du château de Falaise (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Au plus haut du donjon, juste sous le solier (7), Herlève prie, les mains plaquées sur un ventre qui s'arrondit de jour en jour. Guillaume n'a pas quitté la ténèbre prénatale que sa tête résonne déjà de la clameur du combat.
L'acharnement est les trébuchets du Talvas portent leurs fruits. La muraille, la formidable muraille de Falaise est percée. L'armée ducale se rue à l'intérieur de la forteresse. Alors, tel un enfant pris en flagrant délit de mensonge, Robert se rend compte de l'inanité de son attitude. Dans le donjon intact, ultime rempart contre les assaillants, Herlève tremble de peur.
- Que va t-il advenir de Guillaume ?
- Belle, lui répond l'insurgé, j'ai partie perdue. La tour et les pietons ont battu le cavalier, mais la reine sera sauve. Il me faut épargner notre enfant. Je vais traiter avec mon frère.
Ses émissaires font merveilles. Le soir même, Richard met fin aux hostilités. Son jeune frère rentre dans le rang, repentant, pardonné. Les assaillants se retirent, le vieux Talvas s'en va garnir ses nouvelles places fortes, et Falaise panse ses plaies.
Vue générale de Falaise (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
À peine est-elle relevée de ses destructions, qu'une terrible nouvelle lui parvient : le duc est mort à Rouen le six août, empoisonné avec toute sa tablée. L'annonce de ce malheur s'accompagne d'une épouvantable rumeur : c'est Robert en personne qui aurait fait verser le poison !
- Absurde ! qu'un cuisinier serve à mon frère une viande avariée, et voici qu'on m'en accuse !
- Tu dois, lui dit Gilbert, te rendre à Rouen
- Pour me justifier ? Jamais !
- Pour y faire valoir tes droits. Je t'y accompagne.
De retour à Falaise, Robert ne prend pas le temps de déclarer ses éperons. Il se rend tout armé au donjon.
- Les barons m'on élu. Herlève ! Voilà qui fera taire les ragots. M'entends-tu ? Ils pouvaient désigner un autre petit-fils de Richard Ier — Dieu sait qu'ils avaient l'embarras du choix ! — et c'est moi qu'ils ont acclamé ! Moi, Robert, second du nom depuis le baptême de Hrólf le Marcheur ! L'auraient-ils fait s'ils avaient eu le moindre soupçon à mon endroit ?
- Mon ami, nul événement n'eût pu me donner plus grand bonheur. Sauf, vous vous en doutez, la naissance de notre enfant.
- Herlève, que Dieu te bénisse ! Rappelle-toi le songe que tu fis lors de notre première nuit : tu vas donner le jour à un prince !
Le château est en liesse. A quelques jours de Noël, la venue de Guillaume au monde prélude la célébration d'une autre naissance. A la vitesse de la bise de décembre, la nouvelle a fait le tour de Falaise.
- C'est un garçon !
- Beau comme un ange.
- Tout les portrait de ses parents : la grâce de sa mère, le caractère de son père.
- Il aimera amasser : dès que la matrone l'eut posé sur l'estrain (8), il en a rassemblé des brins dans ses petites mains, à poignées !
- À peine né, quel fier baron !
Le jour du baptême, la chapelle de Saint-Prix est trop étroite pour recevoir toute l'assistance. Les gens du pays s'entassent hors du donjon jusqu'aux limites de la haute cour. On fait fête tard dans la nuit.
Falaise devient la seconde matrice de l'enfant. A Falaise, il fera ses premiers pas. A Falaise, il apprendra à sa tenir à cheval et à manier les armes avec ses précepteurs, sous l'oeil attentif de Herlève qui s'émerveillera de ses progrès. Il partage son temps entre le château et la maison de Fulbert, son grand-père maternel, qui vit à présent à côté de l'église Saint-Gervais, tout près du grand portail de l'enceinte castrale.
Bientôt lui vient une petite soeur. Adélaïde ne sera pas sa compagne de jeu : on n'élève pas les filles avec les garçons (9). Guillaume préfère les visites de ses cousins d'Angleterre, plus âgés que lui d'un quart de siècle. Edouard et Alfred sont les enfants de sa grand-tante Emma (10), qui avait épousé en 1002 le roi anglo-saxon Ethelred. Ils vivent désormais en exil à la cour de Rouen. Edouard ne se doute pas que l'enfançon avec qui il joue sera un jour l'héritier de son trône.
Le château de Domfront (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Guillaume voit son père furtivement, entre deux expéditions guerrières (11). les nouveau duc réduit la révolte de Guillaume Talvas, que le soudain accroissement de son territoire pousse à l'insoumission. Robert se souvient avec rancune du rôle qu'il a joué contre lui lors du siège de Falaise. Il l'encercle à Domfront. Avec la reddition, il tient enfin sa vengeance : il le contraint à faire amende honorable dans les rues de sa cité, à quatre pattes, pieds nus, et, ultime humiliation brennusienne au vaincu, une selle de cheval sur le dos ! Vae Victis ! puis il lui pardonne.
Quelques mois plus tard, de passage à Falaise, le vieux Talvas a perdu de sa superbe. Face au murailles, il se remémore ses engins de guerre et hoche la tête. Un bourgeois le reconnaît et hèle le cavalier.
- Te plairait-il, avant de t'en retourner chez toi, de voir notre jeune seigneur ?
Interloqué, le vieux brigand acquiesce. On le mène place Saint-Gervais à la maison de Fulbert, où la nourrice lui présente l'enfant. Talvas se signe à trois reprises.
- Honte à moi ! s'écrie-t-il à chaque fois. Et malheur à toi, car par toi et par ta famille, la mienne connaîtra une telle descendance que mes héritiers en recevront grand dommage !
L'église Saint-Gervais à Falaise (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Quand Guillaume a un peu grandi, il assiste à une étrange cérémonie dont le sens lui échappe : le mariage de sa mère avec le seigneur Herluin de Conteville, un grand ami de son père. Si l'enfant avait été un plus âgé, il aurait perçu la transformation qui s'exerçait en Robert depuis plusieurs mois. Et que son père, si amoureux d'Hervèle, n'était plus le jeune homme à la fontaine du val d'Ante.
Sa mère et Herluin auront deux fils, deux demi-frères de Guillaume qui lieront leur destin au sein jusqu'au jour de sa mort.
Mais la première grande sortie de Guillaume dans le monde a lieu à Préaux, lors de la consécration du monastère, cérémonie aux cours de laquelle on remet officiellement sur l'autel l'acte ducal de donation. Ce jour là, Onfroy de Vieilles, seigneur de Pont-Audemer, distribue des claques aux jeunes gens de l'assistance, qui demandent ce qui leur vaut pareil traitement
- Ainsi, leur répondit-il, vous vous souviendrez de ce jour, et vous pourrez toujours témoigner de ce que vous venez de voir !
C'est vrai, un curieux changement anime à cette époque la Normandie. En 1034, toute l'Europe chrétienne célèbre le millénaire de la Rédemption du Christ. Et Robert ; oui, Robert, qui est en pleine jeunesse et au faîte de sa gloire dans une Normandie à peine pacifiée, Robert décide de se saisir du bourdon du pélerin et de partit en terre Sainte. À Jérusalem.
1) Les hourds sont des ensembles charpentés amovibles qui ne sont montés qu'en cas de sièges. Placés en encorbellement au-dessus des fossés, ces ancêtres des mâchicoulis permettent de dominer l'assaillant pour l'inonder de projectiles.
2) Guillaume d'Hiesmois, un frère de Richard II, s'était insurgé en son château d'Exmes.
3) Une fille de Gautier épousera Raoul Taisson, le seigneur de Cinglais.
4) Au Moyen-Age, L'ost est le service armé convoqué par le seigneur, que tout vassal doit à son suzerain. Il met à disposition ses propres forces - et à ses frais - pour une durée illimitée si l'appel concerne la seule défense du fief (dans le cas présent , le duché de Normandie).
5) En Europe occidentale, jusqu'à la fin du XIe siècle, le seigneur se retranche généralement derrière des défenses de bois, particulièrement vulnérable au feu. En Normandie, le cas de Falaise est une exception.
6) La truie est une tour d'assaut en bois, montée sur le lieu du siège. Elle peut accueillir jusqu'à cent soldats armés.
7) Grenier en Normandie.
8) Paille dont on fait des matelas, qui sert aussi à garnir le sol.
9) Adélaïde épousera successivement Enguerrand de Ponthieu, Lambert de Lens et Eude de Champagne. Par son deuxième mari naîtra Judith, qui sera donnée en mariage au Saxon Walteof.
10) Fille de Richer Ier, épouse en 1002 le roi d'Angleterre Ethelred II, dont elle a deux fils. Edouard et Alfred.
11) A peine investi de l'autorité ducale, Robert voit les Richardises (descendans de Richard Ier et de Richard II) relever la tête. Son oncle Robert, archevêque de Rouen et comte d'Evreux, se révolte contre lui. Puis son vassal Guillaume Talvas. Contre les Bretons qui lui refusent l'hommage, il construit un château de Cherrueix et fortifie la ville - frontière de Pontorson. Robert refuse la main de d'Extrith, soeur du roi d'Angleterre et du Dannemark Cnut le Grand (ou bien l'épouse et s'en sépare). On explique mal cette attitude, compte tenu des évidentes répercussions politiques d'une telle alliance. Plus grave : il veut établir sur le trône ses neuveux Edouard et Alfred. Une flotte embarque à Fécamp, mais les vents la poussent à l'ouest de Jersey. L'expédition "anglaise" se rabat contre les côtes bretonnes livrées au pillage.
Robert fait le meilleur et le pire. Il approuve et imite ses vassaux qui spolient l'Eglise des se biens ; une erreur politique qui lui vaudra bien des rancoeurs. En 1030 commence une évolution personnelle qui trouvera son aboutissment cinq ans plus tard. Il soutient ou crée des abbayes - dont Cerisy-la-Forêt - et rend à l'Eglise tout ce qui lui a été pris : il fait ainsi de ses alliés d'hier les plus acharnés de ses ennemis.
Robert soutient encore Beaudoin de Flandre contre son fils. Il répond à l'appel au secours du roi de France Henri Ier - son suzerain - menacé par sa mère Constance qui veut mettre son fils cadet sur le trône. En récompense, Henri lui donne en fief le Vexin français, avec Mantes et Pontoise. Un cadeau empoisonné qui perdra Guillaume le Conquérant un demi siècle plus tard.
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