Carte postale du Millénaire normand, 1911 - Cortège historique du 11 juin 1911 - L'arrivée de Rollon sur son Drakar (© ADSM, 2 Fi Rouen 325).
Monument aux marins morts, Bigot 1904 (© P. Davis, musée de Normandie). |
Éric Eydoux, enseignant les langues vikings scandinaves à l'Université de Caen, présente ici le mythe viking dans la littérature scandinave et comment il joua un rôle dans l'activité littéraire.
LA LITTÉRATURE SCANDINAVE ET L'ANCIEN PAGANISME
Du 22 juin au 25 août 1996, le Conseil Régional de Basse-Normandie accueillera Dragons et Drakkars, une exposition que l'équipe du musée de Normandie, renforcée de quelques spécialistes français et suédois, consacré au mythe viking. C'est assurément la première fois que ce thème est abordé de manière aussi exhaustive, et si nul ne s'étonnera que l'ancien passé normand et scandinave ait enflammé les imaginations ou suscité des fantasmes, d'aucuns découvriront peut-être qu'il a également permis d'affirmer un authentique sentiment national et a été une véritable source d'inspiration artistique.
Dans notre quotidien normand le mythe viking demeure bien présent. Certes, il revêt le plus souvent la forme prosaïque de logos, dénominations des clubs sportifs ou étiquettes de boîtes de camembert mais il est de noble origine puis qu'il remonte au siècle dernier lorsque, dédaignant les Francs et les Gaulois, notre province se choisit les Vikings pour ancêtres. Il est vrai qu'il avait tout pour séduire cette flatteuse image d'un pays fondé par d'audacieux pirates devenus bâtisseurs d'empires qui, sans jamais avoir renoncé à leurs vertus primitives, avaient été porteurs d'une brillante civilisation. Face au centralisme parisien, les Normands pouvaient fièrement revendiquer leur identité.
Une recherche d'identité, ainsi s'explique également l'intérêt que dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, les Scandinaves portent à leur antiquité et aux vieux mythes nordiques. Ressuscité avec plus en plus de précision grâce au développement de l'archéologie, ce passé sera, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à l'origine d'un véritable courant artistique connu sous le nom de « drakstil » (style dragon) auxquels sacrifieront aussi bien des peintres que des sculpteurs, des ébénistes, des orfèvres ou architectes.
Cependant, c'est d'abord la littérature qui cultivera ce retour aux sources. Perceptible au Danemark dès les années 1770, celui-ci se manifeste pleinement au début du XIXe siècle lorsqu'Adam Ochlenschläger, inaugurant somptueusement le romantisme danois révèle la valeur poétique de l'ancien monde nordique. De ses œuvres, sans doute faut-il spécialement retenir le poème épique Helge (1814) où apparaît pour la première fois dans les lettres scandinaves l'héroïque figure du Viking.
Carte postale du millénaire normand, 1911 - Le grand Rollon (© ADSM, 2 Fi-Rollon1).
La Normandie connaît elle aussi un vif engouement pour ses origines scandinaves. Il culmine en 1911 dans les fêtes du millénaire de sa fondation par le chef viking Rollon, moment privilégié des retrouvailles entre la Normandie et les nations nordiques. De la fin du XIXe au début du XXe siècle, des écrivains régionalistes, certaines associations culturelles et sociétés savantes et, plus tard, quelques rares organisations politiques s'efforcent de porter au premier plan le caractère original d'une Normandie fondée par les Vikings. Ce sentiment s'appuie sur une tradition littéraire et historiographique du mythe viking qui dépasse les frontières normandes.
Carte postale du millénaire normand, 1911 - Grandes fêtes historiques du 3 au 11 juin 1911 (© ADSM, 2 Fi Rouen 325).
Mais si les auteurs se réfèrent parfois à ces temps lointains. C'est le plus souvent pour tenter de régénérer moralement leur peuple frappé par le malheur. En cette fin d'année 1807 où; les Anglais viennent de bombarder Copenhague, Grundtvig s'exclame à l'intention de ses compatriotes : « Souviens-toi que tu es issu de la race combative du Nord ! » De même, dans la Suède du début du XIXe siècle traumatisé par la perte de la Finlande, un groupe de jeunes gens désireux de provoquer le sursaut national crée la Ligue Gothique. Dans leur statuts, les fondateurs, constatant que les descendants des Goths (c'est-à-dire les habitants de l'ancienne Scandinavie) avaient perdu la « gravité » et la « vigueur » du Nord au contact des civilisations émollientes du sud, entendaient ressusciter « l'amour de la liberté, le courage viril ainsi que la droiture d'esprit qui étaient propres aux Goths ». Et pour ce faire, ils s'assignèrent comme tâche principale de faire découvrir un « passé nordique » qu'avait quelques peu déconsidéré les siècles précédents. L'âme du mouvement fut Erick Gustav Geijer (1783-1887), une des figures de proue du romantisme suédois dont le plus célèbre poème (Le Viking) introduisit spectaculairement le Viking dans la littérature suédoise. Ainsi fut immortalisé le type de jeune homme épris de liberté et d'héroïsme qui préfère mourir dans la fleur de l'âge plutôt que d'avoir à supporter l'odieuse succession de jours éternellement semblables.
L'autre grand nom de la littérature suédoise de l'époque, Esaïs Tegner (1782-1846) devait lui aussi adhérer à la Ligue Gothique, mais c'est plus tard qu'il fit paraître son chef d'œuvre qui est également la première contribution suédoise à la littérature suédoise, La saga de Frithof (1825), un cycle de poèmes ou, usant souverainement de différentes métriques, il retrace l'histoire de Frithof, le fier Viking fils de paysan qui aime la princesse de Ingeborg mais ne pourra l'épouser qu'à l'issue de dramatiques et sanglantes péripéties.
Si le goticisme suédois était destiné à provoquer un sursaut national, l'évocation du passé allait être liée en Norvège à une quête de la « norvégianité ». Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le pays séculairement assujetti au Danemark se tourne vers son ancienne histoire pour affirmer sa spécificité. Le mouvement s'épanouira pleinement dans la première moitié du XIXe siècle avec l'apparition d'un « romantisme national » qui, dans tous les domaines, langue, histoire, beaux-arts, et traditions, s'attachera à retrouver ses racines. Les écrivains n'en seront pas non plus absents en particulier Henrik Ibsen (1828-1906) qui écrira plusieurs pièces historiques telle Les guerriers à Helgelande (1857) où reconstituant l'univers de la saga, il laisse apparaître une admiration qui se démentira pas pour les caractères forts, les volontés inflexibles.
Coffret en marbre, argent doré, filigrané et émaillé. Torolf Prytz, pour la maison Jacob Tostrup à Christiana 1896-1897. Cadeau de la cour de Norvège au roi de Suède et la Norvège Oskar II. Un sommet de l'art dragon (Collections privées de sa Majesté le Roi de Suède, DR).
Néanmoins, dès cette époque, Ibsen, et bien d'autre avec lui, regardaient au delà de leurs frontières. Dans l'ensemble du Septentrion s'était développé un mouvement dit « scandinaviste » qui prônait la constitution d'une Scandinavie unifiée et, dès lors qu'on s'attachait à créer une « galerie des ancêtres », mieux valait remonter à l'époque où les nations scandinaves n'étaient pas une, où régnaient sans partage « l'esprit du Nord ». Se traduisant surtout par des réunions et des banquets interscandinaves organisés sur les hauts-lieux de l'histoire nordique, le mouvement ne réussit pas à s'organiser politiquement et s'effrondra à la première épreuve. Ibsen, qui avait chimériquement exalté l'héroïsme de la race préféra alors le « cadavre fardé » d'époques révolues.
Le scandinavisme s'étant ainsi déconsidéré, on eut beau jeu de dauber ensuite le culte des héroïques ancêtres. Pour autant, la littérature ne renonça pas à s'inspirer de l'Antiquité nordique, elle s'en servit seulement à d'autres fins. Il n'est que de citer Viktor Rydberg (1828-1895), qui s'inspire de l'Edda pour dénoncer les méfaits de la technique industrielle, Per Sivle (1857-1904) dont les poèmes historiques exaltent la liberté norvégiennes récemment retrouvée ou le jeune Stringberg qui, exprimant ses convictions anarchistes, recourt lui aussi à l'Edda.
Mais au-delà de ces œuvres qui renvoient souvent à une actualité immédiate, sans doute est-ce aussi à la lumière des formidables mutations économiques sociales et politiques dont le Nord est le théâtre qu'il faut comprendre l'apparition de constructions littéraires d'une toute autre ampleur au cours des premières décennies du siècle.
Dans une réalité devenue mouvante, nombre d'écrivains nordiques, se penchant longuement - souvent en cycles romanesques - sur le passé, cherchent à saisir la nature profonde d'une évolution qui permettrait d'élairer le présent sous sont vrai jour. À cet égard, sans doute la figure la plus originale est-elle celle du Danois Johannes V. Jensen (1873-1953) dont Le long voyage illustre de façon saisissante l'expansion « gothique ». Mais il faut également citer le Suédois Verner von Heidenstam (1859-1940) ainsi que la Norvége du « réalisme éthique » représentée par Sigrid Undset (1882-1949) et Olav Duun (1876-1939).
Quelques décennies plus tard tard, c'est pour cautionner des engagements politiques que l'on se référa à la période viking. Tandis que les nazis l'utiliseront - fort médiocrement - pour illustrer le « véritable esprit nordique », Jean Fridegard (1897-1968), un des meilleurs écrivains prolétariens, choisira pour héros un esclave qui prendra la tête de ses « frères de classe » pour lutter contre les riches propriétaires. Néanmoins, les Vikings ne seront pas toujours prétexte à rechercher des racines ou illustrer une idéologie. Ainsi Frans Gunnar Bengtsson (1894-1955), le compatriote et contemporain de Fridegard publie-t-il de sont côté Orm le Rouge (1941-45), un récit haut en couleurs qui tient plutôt du roman d'aventure.
Comme Gengtsson, Halldor Kiljan Laxness (né en 1902), le grand nom de la littérature islandaise (Prix Nobel 1955), connaît intimement l'ancienne culture nordique et, comme lui, il a le sens du comique et du burlesque. Mais, tandis que le premier est de connivence avec ses personnages, le second, écrivant La saga des fiers-à-bras, brosse des traditionnels héros des portraits d'une singulière virulence. Physiquement contrefais, les Vikings apparaissent dans le livre aussi stupides que déloyaux et d'une absolue férocité. Sans doute Laxness ne fait-il ici qu'exprimer sa haine viscérale de la force brute. Mais ce n'est pas le moins amusant des paradoxes que de voir ces Vikings si souvent magnifiés et idéalisés ainsi foulés au pieds par un de leurs plus prestigieux descendants.
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