Bâti sur les ruines primitives d'une ancienne forteresse, Ô provoque le ciel en élançant fièrement ses tourelles Renaissance vers le ciel (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Emergeant de la brume matinale, il apparaît comme un miracle. Entouré de ses douves ce charmant bijou dentelé joue de sa particularité : le romantisme.
Endroit propice à l'intimité, il rend amoureux celui qui le contemple. Soudain, le besoin d'en parcourir tous les recoins envahit le promeneur. De découvrir également le parc chaleureux, marcher très lentement parmi les ondoiements toujours verts, respirer l'odeur des frondaisons centenaires et, écouter, la mélopée des pierres ancestrales chuchoter leur histoire.
Bâti sur les ruines primitives d'une ancienne forteresse, aujourd'hui Ô provoque le ciel en élançant fièrement ses tourelles Renaissance vers les nuages. Il n'existe que très peu d'exemples de ce type pluri-architectural, dans notre région normande.
Dès le XIIe siècle, le petit village de Mortrée dans l'Orne fut la symbolique frontière entre la plaine d'Argentan, le pays Hièmois et le Bocage. De longues périodes de guerre, alternées par des périodes de paix se succédèrent, qui favorisèrent la construction de cette forteresse médiévale par Robert d'Ô sur l'îlot de la Thouanne formé par un étang. La trace de la famille d'Ô remonte au Moyen Age, attestée en 1124 par Robert d'Ô le croisé, qui accompagna son souverain, le duc de Normandie Robert Ier le Magnifique, en Terre Sainte.
Détruite par les Anglais, la forteresse fut rebâtie après la guerre de Cent Ans par Jehan d'Ô, son petit-fils qui en avait obtenu la restitution en 1449 et ceint la première demeure seigneuriale sur pilotis (salon des Muses, communs, pigeonnier et tourelles). Chambellan de Charles VII, Jehan d'Ô pût bénéficier des artisans formés à l'école du gothique flamboyant et de la Renaissance. Le personnage le plus célèbre d'entre eux, et qui laissât son empreinte dans l'histoire du château, fut surtout François d'Ô. Premier gentilhomme de la Chambre du roi, et gouverneur de Basse-Normandie. Le mignon d'Henri III par sa vie de débauché faisait dire à l'abbé Barret : « Digne produit de la Renaissance païenne, François d'O semble avoir quintessencié dans sa vie scandaleuse, les rêves luxurieux et les polissonneries du pantagruélisme rabelaisien. »
On pénètre par le pavillon d'entrée, chef d'œuvre du flamboyant normand, du début du XVIe siècle (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Peu à peu cependant, ce seigneur voluptueux se différencia du groupe des amis du roi, et par son application aux affaires d'argent fut rapidement placé par le roi à la tête des finances du royaume. Puissant allègrement dans le trésor de l'état, il achève l'œuvre familiale par les deux ailes du château dont l'une est un parfait exemple du style Henri IV. Mort quasi-ruiné, François d'Ô sera jugé très sévèrement par ses contemporains. Sully notera dans ses mémoires : « Cet homme riche de tout l'argent du royaume, plus splendide dans ses équipages, ses meubles, et sa table que le roi lui-même, n'était pas encore abandonné des médecins, que ses parents, ses domestiques, et quelques créanciers, le dépouillèrent comme à l'envi et si parfaitement que longtemps avant qu'il expirât, il n'y avait plus que les murailles nues dans la chambre où il mourut : comme si la fortune avait dû devoir finir avec lui du moins dans un acte de justice. »
La chapelle et l'orangerie sont visibles dans le parc (Photo Roxane Legay de Leyde © Patrimoine Normand).
Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand.
Cependant grâce à son immense goût pour l'esthéticienne, et à sa fortune colossale, ce gentilhomme dégénéré et raffiné nous lègua un des chefs-d'œuvre de l'Orne.
Après sa mort en 1594, la propriété sera saisie et adjugée en 1611 à Alexandre de La Guesle, mort sans héritier. Sa nièce le vendit au comte de Luynes qui le céda aux Montaigu. Cette famille, ayant acquis le château et l'appréciant poursuivirent les travaux d'embellissement, dont la décoration intérieure. Au XVIIIe siècle, c'est la famille Rocques, qui entreprend la construction de l'Orangerie et l'embellissement extérieur du premier étage. En 1841, la famille d'Albon acquiert Ô, mais le descendant et dernier héritier Guiges d'Albon, laisse les herbes folles envahir le domaine, le château se délabrer, et les douves devenir un cloaque. Ô, passera ainsi de mains en mains, connaissant des hauts et des bas selon la fortune et l'amour de ses propriétaires.
Au début du siècle, le château tombant entre les mains de l'état, celui-ci sert de colonie de vacances aux œuvres sociales de la Marine. L'association des œuvres sociales entreprend pour l'infrastructure des colonies enfantines, des travaux qui se révélèrent catastrophiques. Uniformément repeint, l'intérieur du logis devînt un hall incolore et sans caractère.
Le château est construit sur pilotis dans un étang de la Thouanne. A l'arrière deux tours rondes encadrent le corps de logis (Photo Roxane Legay de Leyde © Patrimoine Normand).
Mais la roue tourne pour les châteaux comme pour les hommes et, c'est la rencontre d'un homme et d'un château qui va désormais changer l'avenir d'Ô.
Un jour des années 1970, Jacques de Lacretelle, amateur éclairé de vieilles pierres s'arrête devant cette merveille et, c'est le coup de foudre.
La captivante demeure présente de longs toits d'ardoises, et des tourelles aigues et effilées comme des dagues. Des angles, des recoins où se perd la lumière du couchant. Diverse, assymétrique, ciselée comme une miniature persane, elle s'offre aux regards dans toute sa complexité.
Dès 1973, Jacques de Lacretelle et son épouse prennent possession du domaine. Ce sera dur, mais la famille de Lacretelle a l'habitude. Les châteaux n'ont plus de secrets pour eux, ils viennent de faire renaître « Brécy » château imaginé par Mansart, auquel ils ont redonné vie. La vie peu à peu reprend donc aussi à Mortrée. Ô s'ouvre au public. Madame de Lacretelle est formelle – « Un monument n'existe réellement que si il est partagé. »
Les douves ont été agrandies en une pièce d'eau où se mire le château (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand).
Le château d'Ô, comme la Joconde, a demandé un temps immémoriable pour obtenir cet extraordinaire résultat. Des travaux colossaux de réfection ont été entrepris rapidement. Les Monuments Historiques se sont occupés des plus gros chantiers et l'association Rempart (association de restauration et d'entretien des monuments du patrimoine historique) se sont chargés des travaux plus légers ne nécessitant pas de connaissances particulières. Malgré tout, il fallut plusieurs années pour consolider les murs d'enceinte, remettre les douves en eau et recréer un environnement digne de sa beauté. Un jardin extraordinaire entoure aujourd'hui la demeure. Des essences rares, de vieux arbres centenaires sauvés et préservés, des tonnelles où se promener par un soir d'été. Tout l'imaginaire de Yolande de Lacretelle a prit forme dans cet océan de verdure traversé par des canaux.
La grande galerie relie le corps de logis au pavillon d'entrée. Elle a été remaniée à la fin du XVIIIe siècle (Photo Roxane Legay de Leyde © Patrimoine Normand).
Mais ce sont surtout les intérieurs du château qui donnent lieu à certaines découvertes plutôt singulières. Des histoires de pays racontent qu'il y aurait eu dans le grand salon une fresque murale très intéressante. Curieux ce grand salon dit « salon des Muses » où la fresque célèbre représente les divines se pavanant en trompe-l'œil autour d'un Apollon enfin révélé au public grâce à la sagacité des derniers propriétaires, la famille de Lacretelle. La renaissance des neuf Muses fut un travail gigantesque. Derrière un pan de mur peint grossièrement était camouflée cette énorme fresque symbolisant l'état d'âme et l'art de vivre de François d'Ô. La restauration fut effectuée par un restaurateur du Louvre qui passa 8 mois à décaper méticuleusement au tampon chaque parcelle de la fresque.
Ensuite, le château fut remeublé, redécoré et, trois ans, après ouvert au public. Au premier étage, à travers les fenêtres à meneaux de la tour intérieure, on aperçoit la petite chapelle non loin de l'entrée. Le regard court sur les trois jardins pleins de fruits, de roses anciennes et d'herbes condimentaires.
Une orangerie immense semble clore ce parc splendide où poussent d'étranges cultures, comme ces fameux cucurbitacées que l'on peut voir exposés chaque année dans un éblouissement de couleurs et de formes. Les visiteurs défilent, nombreux et intrigués par l'ampleur de ces citrouilles géantes dignes des contes de Walt Disney. De nombreuses manifestations ont lieu dans ce charmant endroit, de la voiture ancienne à l'école d'ébénisterie en passant bien sûr par le délicieux restaurant « la Ferme d'Ô », commanderie du XIIe siècle.
Les propriétaires du château se sont donnés pour vocation de faire vivre et connaître cet endroit magique du bout de la Normandie, de créer un véritable centre d'animation. Des événements se sont succédés comme cet envol de montgolfières ou les courses de voitures anciennes ou encore des expositions diverses, d'artistes connus ou inconnus. La grille se referme sur un château qui laisse dans le souvenir, une sorte d'atmosphère, comme un parfum qui plane et se mire dans l'eau calme.
Ô peut désormais, sereinement, se livrer à l'admiration du passant. Il a sauvé sa mémoire.
Retrouvez l'article intégral dans la version papier de PATRIMOINE NORMAND (n°14, avril-mai 1997).
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