Le véritable camembert ne peut être que normand ! (© Jean-Luc Pechinot).
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UN « BIEN » NATIONAL
Ce fromage de lait de vache, dit à pâte molle et à croûte fleurie, fabriqué en Normandie et copié dans beaucoup de régions et de nombreux pays dans le monde, est caractéristique du savoir-faire normand, la Basse-Normandie étant le premier producteur mondial de fromages à pâte molle, ce qui par conséquent consacre également notre pays.
Sa région d'origine est le pays d'Auge et plus exactement le village Camembert près de Vimoutiers, canton au nord-est de l'Orne, limitrophe du Calvados. C'est d'ailleurs à ce village, plus qu'à une volonté délibérée, que ce fromage doit son nom ; c'est une dénomination éponymique. De nos jours, il est classé parmi les produits du terroir dans la mesure où le lait de la race normande (pour environ 50% du troupeau), l'alimentation herbagère et la technologie de transformation sont des éléments spécifiques plus ou moins respectés dans l'élaboration de ce fromage. Ainsi le véritable camembert ne peut être que normand, fait au lait cru, moulé en 5 couches successives ; il est certifié à travers une AOC (Appellation d'Origine Contrôlée) décernée en 1983.
Dans l'esprit populaire ce fromage est perçu comme un « bien » national et participe à l'image que le « Français moyen » donnerait encore de lui, en compagnie de la baguette de pain et du vin. On imagine donc ce que ressent « un enfant du pays » héritier de cette création et par ailleurs premier consommateur de camembert. Il en résulte une surenchère quant à son origine et à son inventeur, qui, en l'absence (ou par refus) d'information objective, conduit à la construction d'une légende, ce qui plus que les faits, participe à sa gloire. Les fabricants actuels eux-mêmes ont bien compris la puissance de l'imaginaire dans la promotion de ce fromage en organisant en 1991, le Bicentenaire du camembert.
Toutefois en 1992, Pierre Boisard publie chez Calmann-Lévy, Le Camembert, mythe national, dans lequel il reprend les différents arguments légendaires basés sur un trio construit de toute pièce quant à l'invention due à Marie Harel, l'existence d'un prête briard informateur technique de Marie et la rencontre avec Napoléon III, « empereur VRP » qui aurait fait connaître ce produit alors qu'il était encore dans les limbes.
Tous ces points sont disséqués et l'auteur montre la part de légende et le rôle identitaire qu'à joué ce fromage durant le XIXe siècle, il décortique les rôles et actions attribués à nos personnages, mais il ne propose aucune hypothèse quant au facteurs ayant « imposé sa création ». Nous allons donc avancer une explication qui vaut pour ce « modèle » de la fromagerie française. Mais, par delà, il s'agit de montrer que la « mise en place » d'un fromage traditionnel, dans une région quelconque, répond à des besoins et reste soumise aux modes de fonctionnement du système qui l'a fait naître.
UN SAVOIR-FAIRE FROMAGER LOCAL PRÉEXISTANT
En 1702, Thomas Corneille, le frère de l'auteur du Cid, écrivait dans son Dictionnaire universel géographique et historique, publié en 1708, « qu'il se tient à Vimoutiers tous les lundis, un gros marché où l'on apporte les excellents fromages du païs de Camembert ». Nous sommes à des décennies de la naissance de Marie Harel fille et pourtant l'existence de ce village et de ses fromages et déjà notée. Comme partout à cette époque, mais aussi auparavant chez de nombreux auteurs, les fromages du « païs de... » son cités en référence à un lieu, à un « pays » ou contrée , mais il sont rarement décrits. La seule information importante ici c'est l'existence de fromages. Or, nous savons par d'autres textes et divers objets que la fromagerie est courante en pays d'Auge à l'époque de Corneille, notamment le livarot et le pont l'évêque (lire l'article du même auteur dans Patrimoine Normand n°01 de février 1995). Ces fromages sont déjà fabriqués par les paysans et une organisation, sorte de filière, s'appuie sur deux acteurs : les producteurs (les paysans eux mêmes) qui fabriquent le fromage avec leur lait et les affineurs qui achètent le fromage (en blanc) c'est-à-dire frais et après quelques mois d'affinage, le mettront en vente pour leur propre compte. Ces affineurs, maillon indispensable du marché sont suffisamment riches pour capitaliser, stocker des fromages durant des mois, ce que ne peuvent faire les producteurs, petits propriétaires qui ne vendent que les quelques fromages correspondant aux « excédents » de lait de la famille.
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Notre camembert, à ce moment là n'est vraisemblablement rien d'autre qu'un de ces fromages locaux fabriqués avec les mêmes méthodes. Il se trouve qu'un marché plusieurs fois centenaire se tient le lundi à Vimoutiers, ce qui fait qu'il sera remarqué et cité à travers son lieu de provenance. Jusque là rien de nouveau. En effet, dans la région de nombreux fromages issus de cette même technique qui consiste à cailler le lait partiellement écrémé après une légère maturation dans une « poêle » ou vase de terre cuite, par ajout de présure sur ce lait de la veille, mélangé à la traite du matin, un caillé assez ferme et obtenu, lequel sera rompu en cube puis égoutté sur des joncs ou toile. Légèrement pressé à la main. Le caillé est ensuite mis en moule que l'on nomme cliche, retourné et empilé dans la cliche pour favoriser l'égouttage. Enfin il est salé et entreposé par pile de six, en frais (blanc) pour être vendu aux affineurs sur les marchés locaux, dont celui réputé de Vimoutiers. Les producteurs sont tellement nombreux en ces XVIIIe et XIXe siècles que des noms de localité apparaissent pour les distinguer, mais aussi pour créer une forme de reconnaissance afin d'en tirer un meilleur prix. Ainsi comme pour le livarot et le pont l'évêque, les lisieux ou petit lisieux, mignon, saint Michel, gauville, etc. veront le jour. Notre futur camembert fait parti du lot. Dans ce contexte rien d'étonnant à ce que la famille Harel, dont la fille Marie, née à Roiville, fasse de ces fromages, nous sommes au milieu du XVIIIe siècle. La Révolution et ses effets ne changeront rien, en tout cas dans ce domaine. Il faudra attendre la moitié du siècle suivant pour qu'un nouveau fromage apparaisse, « l'événement » involontaire sera causé par une autre révolution, celle de la machine à vapeur et la création du chemin de fer.
Le marché de Vimoutiers (DR).
La diffusion plus large des produits locaux, grâce au train, va permettre une distribution dans des villes lointaines, les marchés s'amplifiant, sous l'effet du transport « plus facile », il faut fabriquer plus pour satisfaire une demande plus forte. La collecte du lait dans les fermes plus éloignées est mise en place par les plus gros producteurs qui comprennent vite l'évolution en cours. Parmi les premiers producteurs avisés qui sentent venir une opportunité nouvelle, il y a les descendants de Marie Harel, les Paynel. Ici nous pouvons rendre justice à la légende qui lie cette femme à ce fromage, ce sont les enfants et petits-enfants qui deviendront les véritables « inventeurs ».
Maison de la famille Harel (DR). | Camemberts artisanaux (© Patrimoine Normand). |
UN LAIT « NOUVEAU » EST ARRIVÉ, AINSI NAÎTRA LE CAMEMBERT
L'augmentation de la demande en fromages normands, engendrée par une distribution plus rapide dans les grandes villes, impose une augmentation de la production laitière. Parallèlement diverses solutions seront appliquées.
La première consiste à élargir la masse laitière en achetant le lait au voisin, tout agrandissant sa propre ferme. Cela ne sera possible qu'aux riches fermiers. Dans un deuxième temps, la collecte au lait se mettra en place sur les distances parfois très longues, entraînant avec elle la création de relais de chevaux, « d'entrepôts de laitière », cette calèche spécialisée créée en pays d'Auge. Enfin un véritable circuit routier sera créé, organisant la collecte à partir des hauteurs vers le bas, les fonds de la vallée, ce qui facilite le travail des chevaux tout en concentrant près des rivières et pas très loin des gares, les fromageries naissantes.
Mais cette nouvelle conception de la fromagerie va apporter avec elle une modification profonde du lait. Jusqu'alors, celui-ci est transformé sur place. Il est frais, son acidité est peu développée, ce qui donne un caillé neutre favorable à un affinage bactérien (le ferment du rouge) responsable de l'aspect de ces fromages. De plus, cet affinage est réalisé dans des locaux confinés, pauvres en air, ce qui convient parfaitement au livarot et ses « frères ».
Avec une collecte éloignée, le lait subit l'influence du temps et de la température au point que de grands volumes seront acidifiés sous l'effet des bactéries contenues dans ce lait. Il est parfois même « tourné » dans les pots ou bidons. Dans ces conditions impossibles de faire du livarot. Le lait « nouveau » est arrivé et avec lui des modifications technologiques s'imposent, mais lesquelles ? Sans trop détailler, disons que la première phase fut celle du mélange de laits « lointains et proche ». La coagulation restera la même que précédemment, mais l'affinage avec les ferments du rouge ne fonctionne plus, ces bactéries ayant besoin d'un lait neutre ou basique. Or ce lait acide favorise l'émergence d'une moisissure d'abord blanchâtre qui vire au gris-vert puis au bleu. C'est la catastrophe, en pays augeron en particulier on a horreur du « moisi » que l'on dit chani. Aussi on continue de laver les fromages à l'eau salée afin d'enlever cette moisissure. Puis avec l'aide de la science nouvelle, les travaux de Pasteur et de ses élèves, en s'inspirant de pratiques venant d'ailleurs, notamment du pays de Bray, de l'autre côté de la Seine, pays du fromage de Neufchâtel, des flores blanches seront sélectionnées et utilisées sur ce nouveau fromage. Le Chani ne sera pas toujours maîtrisé puisque de camemberts bleus existeront jusqu'aux années 1960, mais on saura les maquiller avec du charbon de bois en reprenant une autre vieille pratique, celle du fromage « cendré ».
Ainsi, après de nombreux tâtonnements, notre camembert « moderne » verra le jour vers la fin du XIXe siècle, après le Second Empire (d'où la référence à Napoléon III dans la légende de Marie Harel).
Il restera à satisfaire une demande considérable, au détriment des fromages en place devenus « médiocres » comparés à ce nouveau fromage, le camembert. Son caillé acide, sa texture plus serrée, son moelleux obtenu après six à huit semaines, son goût moins fort, sa couleur blanche tachetée de points rouges, parfois de bleu, en fera un produit phare du nouveau siècle arrivant. À tous ces aspects, s'ajoute celui non négligeable d'une capitalisation moins longue, son affinage étant plus court. Il sera la cause de la disparition des affineurs et de la spécialisation laitière des agriculteurs qui n'auront plus la charge d'élaborer des fromages en blanc. Il verra aussi se créer un nombre extraordinaire de fromageries sur toute la région (plus de 1 400) en un siècle ainsi que la création d'une architecture spécifique, celle du hâloir à camembert. Les gros propriétaires, à l'origine de ce changement, deviendront pour une partie d'entre eux de vrais industriels, leurs descendants étant de nos jours encore parmi les plus gros producteurs de ce fromage.
Moules à camembert - Almacillium - 1960 (musée des techniques fromagères). | Une fabrique de camembert des années 1930 - Le domaine de Montaudin Pays d'Auge (musée des techniques fromagères). |
GRANDEUR ET DECADENCE OU REALITE DU XIXe SIÈCLE
La richesse qui découlera de la « création » du camembert de cette fin du XIXe siècle, favorisera l'achat, l'entretien, la construction des nombreux manoirs du pays d'Auge, l'un ou l'autre ayant un jour appartenu à une famille de fromager. Dans la littérature régionale, tels les comptes rendus de l'annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie, entre les deux guerres, il est cité à maintes reprises, cette phrase significative : « il tombe chaque année dans les poches des fromagers augerons autant de pièces d'or que de feuilles à l'automne. » Pour beaucoup cette manne se traduira en drame, l'argent faisant bien souvent tourner les têtes. Il sera dépensé en châteaux, terres, haras ou parfois même en danseuses, rarement en investissements productifs.
Ce fait facilitera, dans les années 1960, un nouveau venu, issu lui aussi d'une famille fromager. Il réorganisera la filière sur des critères « moderne » en rapport avec la grande distribution naissante. Il rachètera beaucoup de ces anciennes fromageries tombées en faillite ou dont l'activité sera abandonnée. Il reprendra les tournées laitières, les marques. Il construira la plus grosse usine de production de camemberts avec un procédé qui n'a rien à voir avec la fabrication originelle, pour en faire un produit de marque. Fort de sa réussite, il rachètera le procédé du moulage au rabot mis au point et réalisé par une coopérative associé à un industriel spécialisé dans le matériel de laiterie puis, après l'attribution de l'AOC pour le camembert fabriqué au lait cru, moulé à la louche (au rabot), il deviendra le premier producteur du véritable camembert vendu sous des noms illustres d'anciens fabricants créateurs de ce fromage. En dix ans la production, suite à l'attribution de l'AOC, passera de moins de 2 000 à 10 000 en 1995. alors que pendant ce temps le nombre d'ateliers deviendra inférieur à une dizaine.
Les puristes et amateurs regretteront le temps des fabrications manuelles, l'époque où ces fromages étaient l'objets des gestes répétés et précis de mouleuses, de l'affinage long et sous surveillance humaine, du planchage final après un premier emballage afin de leur donner ce goût si particulier et cette « fleur » blanche tachée sur les bords, de ferments du rouge. Il reste encore quelques ateliers, mais pour combien temps ? Peut être que la collectivité saura s'interroger sur le maintien de telles fabrications plutôt que d'ajouter quelques chômeurs de plus, mais là il s'agit d'un tout autre programme.
Il reste quelques fiertés à verser au crédit des principaux et anciens fabricants régionaux. Celle d'avoir inventé un fromage parmi les plus copiés dans le monde, celle d'avoir favorisé la création d'étiquette et de la publicité sur les produits (le premier tyrosème fut crée pour le camembert dans les années 1880), celle d'avoir créé une industrie du bois et de la boîte à fromage, enfin celle d'avoir favoriser l'émergence d'un véritable mythe. Cela est-il suffisant ? Quant à Marie Harel, elle repose toujours dans le petit cimetière de Champosoult, dans le canton de Vimoutiers.
Camemberts de Normandie. (© Patrimoine Normand).
CHOIX ET CONSEILS D'UTILISATION
Parmi le grand nombre de marques, bous ne retiendrons que les camemberts AOC, au lait cru et moulés à la louche. En linéaire comme en boutique spécialisée on rencontre plusieurs de ces fromages. Pour les choix, il est conseillé de prendre un fromage pas trop fait (ça devient rare) et de le finir à la maison. Ses faces doivent être plates les bords droits, les angles réguliers. Sa résistance doit être suffisante mais il ne doit pas être dur. Sa couleur blanche n'est pas trop pure, pas de « neige » gage d'amertume, mais au contraire quelques points de ferments du rouge. À la maison, il est possible de le laisser quelques jours dans le bac à légume du réfrigérateur. À sa sortie, 2-3 heures avant le repas, il doit être moelleux au toucher, très souple mais pas mou. Pour le service, mettez deux marques différentes de zones opposées de façon à découvrir des « crus » et savoir-faire variés. Servez avec un vin rouge du bordelais, des Pays de la Loire assez soutenu, voire un Bourgogne, mais attention de tuer le goût de l'un à l'autre (vin ou fromage). Enfin si vous maîtrisez la finition chez vous, acheter une dizaine de fromages et appliquez la méthode, puis coupez les en deux et emballez les moitiés dans une feuille d'aluminium. Mettez le tout au congélateur et sortez selon vos besoins une ou deux moitiés. De la sorte, la fromage se conserve fort bien quelques mois sans crainte. Essayez cette méthode en mai-juin sur des camemberts du printemps, vous vous régalerez tout l'été et plus.
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